Apollon Sauveur, le Logos Grec.


Apollon Sauveur, le Logos Grec. *

A Stélios Nikolaídis.

Tout en admirant la splendide statue d’Apollon (environ 550 av. J.-C.) durant une énième visite récente au Musée Archéologique du Pirée, les réflexions s’enchaînaient dans mon esprit sur le Beau, exprimé par les Grecs à travers les âges à un degré de perfection insurpassable, dans la statuaire de l’Antiquité autant que dans l’iconographie orthodoxe qui lui a naturellement succédé. La force de la beauté de l’art grec relève du domaine de la spiritualité, et donc elle ne relève pas de l’esthétique, encore moins de la décoration. Elle se propose principalement d’éduquer les âmes et, plus accessoirement, de satisfaire le regard. C’est l’évidence même pour qui observe l’iconographie orthodoxe, qui, durant des siècles, a exprimé le Beau dans son acception spirituelle, tel qu’il a été conçu dans l’Antiquité grecque: ce n’est absolument pas un hasard si l’Esprit y est exprimé sous la forme la plus haute d’esthétique. En Occident cependant, les choses ont évolué différemment. Pour faciliter la comparaison, nous nous cantonnerons au domaine pictural où il apparaît que le contenu hautement spirituel de l’icône en Occident s’est perdu dès le XIIIe siècle, en tout cas après Giotto (env. 1266-1337). Bien entendu cette évolution s’est produite progressivement au fur et à mesure que le sentiment religieux déclinait en se teintant de mentalité profane. Ainsi, parti de la péninsule italienne vers le reste de l’Occident, l’art sacré prit-il une voie différente, exécutant non plus des icônes, mais des tableaux de sujet religieux.
Depuis lors, cette peinture désormais empreinte de la manière occidentale, conçue comme plus intelligible et plus accessible au large public -dans la mesure où elle s’adresse par excellence à l’affectivité- a-t-elle profondément influencé, pour ne pas dire altéré, non seulement la production d’icônes dans tout le monde chrétien, mais malheureusement, même l’esthétique grecque. C’est particulièrement évident dans la décoration générale des églises de l’État néohellénique, irrémédiablement influencée par le style réformateur et de si mauvais goût des Nazaréens allemands: entre autres bagages culturels, dont les Grecs se seraient bien passés, il a été amené en Grèce au XIXe siècle par la monarchie bavaroise, elle- même imposée par les Grandes Puissances [1]. L’exemple le plus significatif de déformation populaire est la représentation de la Nativité du Christ: le décor de Noël évoque un paysage plutôt alpin, enneigé, avec les indispensables sapins, des cerfs et des traîneaux, sans oublier l’apport plus récent de rennes. Tout le monde semble avoir oublié que cet événement de toute première importance a eu lieu en Palestine, et donc dans un décor fait de palmiers, de chameaux, d’ânes dans des paysages secs, grillés par le soleil. Le rendu pictural de la Sainte Trinité, pour sa part, est traité de manière non pas symbolique, comme l’exigent les règles de l’iconographie orthodoxe, à savoir sous la forme de la Réception des anges par Abraham ou Philoxénie d’Abraham [2], mais par la représentation du Père en bon vieillard avec une barbe blanche et une longue tunique, du Fils, identique au Père en plus jeune, et du Saint- Esprit sous forme de colombe. Et que dire des christs doucereux avec un regard comme hypnotisé, des vierges avec la fraîcheur de jeunes filles et de toutes les images pieuses bon marché aux couleurs criardes qui ont submergé même les chapelles les plus isolées, sans mentionner les icônes larmoyantes que distribue l’Église aux enfants du catéchisme!
Par conséquent, dans cette esthétique dominante, on ne peut être surpris de la réponse spontanée des gens auxquels on demande comment ils imaginent la couronne d’acanthes que les soldats romains avaient posée sur la tête du Christ pour se railler de Lui: tous, presque sans exception, pensent qu’elle était faite d’un entrelacement de branches résistantes munies de terribles épines. C’est ainsi d’ailleurs que représentent Jésus, sanguinolent et par trop «humain», la plupart des sculptures d’un réalisme puéril manquant de toute esthétique, et dont regorgent les églises catholiques romaines, surtout en Espagne. Pourtant, le Nouveau Testament est on ne peut plus concis à ce sujet: «... et l’ayant dévêtu, ils lui mirent une chlamyde écarlate, puis, ayant tressé une couronne avec des épines, ils la placèrent sur sa tête, avec un roseau dans sa main droite». (Matthieu, 27, 28- 29) «Puis les soldats, tressant une couronne avec des épines, la lui mirent sur la tête et ils le revêtirent d’un manteau de couleur pourpre» [3]. (Jean, 19, 2) De même, le soir du Jeudi Saint, avant la dixième lecture des Évangiles, l’hymnologue byzantin psalmodie en mode plagal du Deuxième: «Ἐξέδυσάν με τὰ ἱμάτιά μου καὶ ἐνέδυσάν με χλαμύδα κοκκίνην, ἔθηκαν ἐπὶ τὴν κεφαλήν μου στέφανον ἐξ ἀκανθῶν...», soit «Ils m’ont dévêtu de tout habit et ils me mirent une chlamyde rouge, ils posèrent sur mon chef une couronne d’acanthes...»

Ce que les Anciens et les botanistes nomment encore acanthes, ce sont diverses herbacées pérennes, munies de bractées épineuses, tel le chardon ou artichaut sauvage. Elles présentent des feuilles délicates très découpées d’où monte une longue tige où croissent des inflorescences denses et allongées disposées en épis. Quelques variétés parmi les plus connues de cette espèce sont l’Acanthus Mollis, aussi bien que l’Acanthus Spinosus, citée par Dioscuride (Ier s. après J.-C.), la plus commune des acanthes en Grèce, et connue aujourd’hui sous des noms locaux qui diffèrent d’une région à l’autre [4]. Encore plus tard, on nommait communément Acanthe du Christ, la Zizyfos Spina Christi ou jujubier à épines, un arbuste dont on disait qu’il avait servi à faire la couronne d’épines de l’Homme-Dieu. Cependant, selon le fameux botaniste français, Pierre Belon (1517-1564), qui parcourut la Grèce, et plus particulièrement la Crète et le Mont Athos, la couronne en question avait été tressée à partir des branches d’une variété d’acacia, la Spina Sancta ou Sainte Épine: elle a depuis été nommée et adoptée comme telle par les peintres d’art religieux et par les sculpteurs ayant travaillé pour le compte des Églises catholique romaine et protestante.

Acanthus Spinosus

Néanmoins l’acanthe est surtout, dans l’art de l’Antiquité grecque, autant que dans celui d’influence grecque, un des motifs décoratifs en architecture parmi les plus gracieux et les plus riches en variantes: elle est la caractéristique par excellence du chapiteau corinthien, qui doit sa naissance à cette herbacée élégante que l’on rencontre sur tous les rivages de la Méditerranée.


Chapiteau corinthien avec son entablement, provenant de la colonnade intérieure de la tholos du sanctuaire d’Asclépios à Épidaure, Musée d’Épidaure.

Parmi la vingtaine de variétés connues d’acanthes, les architectes grecs ont imité surtout l’acanthe sauvage qui pousse en abondance en Grèce, tandis que les Romains, pour leur part, ont préféré sa variété douce, ou tendre, qui encerclait habituellement les vergers de la capitale romaine. Quasi contemporain du Christ, l’architecte romain Marcus-Pollion Vitruve rapportait que la conception du chapiteau corinthien était redevable à Callimaque, un célèbre sculpteur et tourneur des dernières décennies du Ve siècle av. J.-C. Callimaque, dont on ignore tant la ville d’origine que le nom de son père, a travaillé surtout à Platées, à Athènes et à Corinthe. La plus célèbre de ses œuvres était la lampe en or qui brûlait en permanence devant la statue d’Athéna dans l’Érechthéion, sur l’Acropole d’Athènes, et qui contenait d’ailleurs, disait-on, une quantité d’huile suffisante pour la consommation d’une année entière, jour pour jour.
Dans le quatrième de son ouvrage de dix livres, le De Architectura, écrit entre 31 et 23 av. J.-C., Vitruve a donc préservé la belle tradition, née d’un esprit imaginatif, selon laquelle Callimaque a été inspiré pour créer le chapiteau corinthien: «Une jeune fille de Corinthe, à peine nubile, mourut subitement: lorsqu’elle fut inhumée, sa nourrice alla porter sur son tombeau, dans un panier, quelques petits vases que cette fille avait aimés pendant sa vie, et afin que le temps ne les gâtât pas aussi promptement en les laissant à découvert, elle mit une tuile sur le panier, qu’elle posa par hasard sur la racine d’une plante d’acanthe; il arriva, lorsque au printemps les feuilles et les tiges commencèrent à sortir, que le panier qui était sur le milieu de la racine fit élever le long de ses côtés les tiges de la plante qui, rencontrant les coins de la tuile, furent contraintes de se recourber en leurs extrémités, et produisirent le contournement des volutes. Le sculpteur Callimachus, que les Athéniens appelèrent “κατατηξίτεχνος” [5], à cause de la délicatesse et de l’habileté avec lesquelles il taillait le marbre, passant auprès de ce tombeau, vit le panier et la manière dont ces feuilles naissantes l’avaient environné. Cette forme nouvelle lui plut infiniment, et il en imita la manière dans les colonnes qu’il fit depuis à Corinthe, établissant et réglant sur ce modèle les proportions et la manière de l’ordre corinthien [6]». Nous ne pouvons pas savoir où Vitruve a puisé ce renseignement quatre siècles plus tard. En tout cas, même si le fait rapporté ne correspond pas à la réalité et qu’il relève de l’imagination de l’auteur –ce qui me paraît improbable-, cela n’entame en rien son charme.
Le chapiteau corinthien s’est énormément développé dans les années suivant la période classique, surtout à l’époque romaine et celle du christianisme naissant; non seulement il a été préféré aux autres ordres dans l’architecture chrétienne, mais il s’est même imposé à travers le monde sous de nombreuses versions différentes, et comme il fallait s’y attendre, il a été utilisé jusqu’à nos jours dans une foule de monuments publics. Le chapiteau corinthien le plus anciennement connu remonte au Ve siècle av. J.-C., il date donc de l’époque où vécut Callimaque qui en aurait été l’auteur, selon la tradition déjà mentionnée. Ce chapiteau, qui n’a pas été conservé jusqu’à notre époque, se trouvait à l’intérieur du temple d’Apollon Épicoúrios, bâti entre 420 et 417 av. J.-C. par le célèbre Ictinos, également architecte du Parthénon (447-438 av. J.-C., en collaboration avec Callicratès) et du Télestérion d’Éleusis [7]. Selon d’autres auteurs, le temple d’Apollon Épicoúrios serait antérieur au Parthénon. Les avis divergent donc sur la date de construction du temple et chaque spécialiste met en avant des arguments ad hoc. En tout cas, le temple se trouve au sommet du mont Kotilion, à une altitude de 1.131 m, dans le lieu dit Bassæ [8] (terme signifiant qu’il s’y trouve des parties aplanies dans un paysage rocailleux), proche de la cité de Phigália et à 15 km d’Andrítsaina, à la limite entre les territoires respectifs des départements de Messénie et d’Élide, dans le Péloponnèse. Il a été construit à la demande de la cité de Phigália en souvenir d’un miracle attribué à Apollon: ce dieu l’aurait préservée d’une terrible maladie infectieuse –cela aurait-il été une peste ?- qui avait sévi dans la région durant la guerre du Péloponnèse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils avaient donné à Apollon le surnom d’Épicoúrios, alors qu’en poésie surtout, on l’appelait le dieu à l’arc en argent et à la chevelure dorée: il est celui qui nous secourt (du substantif épikouría, l’aide, le secours) en cas de maladie infectieuse. Le temple a été construit en pierre grise calcaire de la région (titanolithos marmoréen) [9], sur l’emplacement d’un petit temple de l’époque archaïque dont les colonnes de bois supportaient une architrave également de bois. Ce temple archaïque avait été bâti lui aussi en l’honneur d’Apollon pour les avoir aidés, en 659 av. J.-C. à reprendre leur ville tombée aux mains des Spartiates. Cependant, au contraire de tous les autres temples qui sont orientés vers l’est, le temple d’Apollon Épicoúrios est orienté nord-sud de sorte à donner sur l’Étoile polaire, appelée aussi l’étoile de la petite Ourse. Les citoyens de Phigália auraient invité le très célèbre Ictinos à travailler chez eux, tellement ils désiraient bâtir un temple dont la beauté pourrait réjouir Apollon. C’est dans ce temple qu’on trouve mêlés, pour la première fois, les trois ordres antiques: dorique, ionique et corinthien.


Les côtés nord et ouest (après la restauration partielle des colonnes du ptère) du temple d’Apollon Épicoúrios à Bassæ.

Le temple d’Apollon Épicoúrios est dorique périmètre [10], hexastyle, soit avec six colonnes sur la largeur, et quinze colonnes dans la longueur, en comptant les colonnes d’angle. Il est constitué d’un pronaos ou iprodomos soutenu par deux colonnes doriques, et que suivait la cela, et d’un opisthodome soutenu également par deux colonnes doriques. L’opisthodome ne communiquait pas avec la cela [11]. Dans cette dernière qui correspond en quelque sorte au chœur des églises orthodoxes, il y avait deux séries de piliers encastrés dans les murs des côtés est et ouest. Ces piliers –cinq sur chaque côté- se terminaient en forme de demi-colonnes ioniques. Entre les deux dernières demi-colonnes de l’extrémité sud de la cela tournées à 45 degrés par rapport aux deux murs, se tenait, seule, une colonne complète, mince, et surmontée d’un chapiteau corinthien: elle se trouvait exactement sur l’axe de la longueur du temple, et à l’emplacement où on posait habituellement la statue cultuelle de la divinité qui y était honorée. Certains spécialistes sont d’avis que ces deux demi-colonnes obliques se terminaient par des demi-chapiteaux également d’ordre corinthien et non pas ionique [12]. Inclinées vers la colonne corinthienne, ces deux demi-colonnes donnaient l’impression de conduire le regard vers elle; de surcroît, les deux demi- colonnes s’alignaient le long d’un axe est-ouest où se trouvait la colonne du centre. L’espace méridional de l’adyton à l’arrière de la colonne corinthienne, acquérait de cette manière une certaine ampleur puisque les deux dernières demi-colonnes de chaque rangée encastrées dans les murs formaient un angle obtus vers lui et donc aigu vers le reste de la cela. Cette partie de l’adyton avait sa propre entrée située sur le mur est.


Plan du temple le plus récent ou «ictinien», d’Apollon Épicoúrios à Bassæ. (d’après F. Krischen)

La statue cultuelle du dieu était dressée, selon l’avis de certains, dans cette partie, devant le mur ouest, face à l’entrée secondaire ouverte vers l’est. D’autres spécialistes pensent que la statue se trouvait à l’emplacement habituellement réservée aux statues, dans la cela, soit devant la colonne corinthienne, et que, par conséquent elle était orientée vers le nord. Cependant sur le dallage du sol, tel qu’il est conservé aujourd’hui, avec ses dalles morcelées, nulle trace de socle n’est visible. Ceci ne doit pas exclure bien sûr l’existence possible d’une statue de bois provenant peut-être du temple le plus ancien. Il est en effet impossible qu’il n’ait pas existé une statue de bois dans ce temple archaïque. Nous savons que les statues de bois réservées au culte, les xoana, étaient des figurations généralement assez sommaires des dieux. Mais le support d’une statue de bois aurait-il pu laisser des traces sur le dallage, et de quelle sorte? Il est certain en tout cas qu’à l’extérieur du temple, sur son côté sud-ouest et sur un socle de grande dimension, se dressait une statue de marbre du dieu, remplaçant une autre statue de taille colossale, en bronze cette fois-ci, qui avait été transférée à Mégalopolis pour y décorer l’agora, et dont Pausanias [13] parle après avoir visité la région au IIe siècle après J.-C. Exactement comme sur l’Acropole d’Athènes, en dehors de la statue chryséléphantine d’Athéna, œuvre de Phidias, qui se trouvait dans le Parthénon, avait été érigée sur un socle, entre les Propylées et l’Érechthéion, la statue colossale de la même déesse, en bronze, également faite par Phidias. Cependant si l’on admet que la cela du temple d’Apollon Épicoúrios, n’abritait aucune statue cultuelle contrairement à l’habitude, il est logique de considérer que la colonne corinthienne en tienne lieu.


Temple d’Apollon Épicoúrios à Bassæ. Ancienne reconstitution de l’intérieur de la cella depuis le nord, où se trouvait l’entrée principale, en direction du sud (d’après F. Krischen).

Imaginons maintenant un instant ce que voyait un pèlerin ou un suppliant dans la maison, l’oíkos d’Apollon [14]. Le temple principal tel qu’on le voit aujourd’hui -nous l’avons mentionné plus haut- avait deux entrées, la principale, tournée vers le nord, et une secondaire, ouverte dans le mur est de la cella, à la hauteur de l’adyton. Dans l’Antiquité, la règle voulait que le fidèle traversât la colonnade nord pour arriver dans le pronaos. De là, il passait entre les deux colonnes doriques qui, tels des gardiens, contrôlaient le seuil, et il entrait dans la partie principale de la cela. Et d’emblée, il était impressionné par les deux séries de cinq piliers, chacune sur les côtés du mur, à droite comme à gauche, imposantes présences de taille gigantesque qui conduisaient son regard vers le fond de la salle. C’est là que se dressait, élancée, la colonne corinthienne. Sur tout le rectangle formé par la cela, sur le haut des murs et sur une longueur de trente et un mètres, se trouvait une frise unique en son genre, d’après ce que nous savons, puisqu’elle se trouvait à l’intérieur, et non à l’extérieur du temple. Elle était composée de vingt trois dalles de marbre, d’une hauteur de soixante trois centimètres, représentant des scènes tirées de la bataille entre les Centaures et les Lapithes, et de celle des Grecs contre les Amazones: objets de rapine, les dalles ont été détachées du monument et transportées au XIXe siècle en Angleterre où depuis, elles sont exposées, elles aussi malheureusement, au British Museum de Londres. La lumière entrant par l’ouverture est dans l’adyton et se diffusant par l’intermédiaire des deux piliers les plus au sud tournés vers la cela, devait, à certaines heures de la journée, inonder l’arrière de la colonne corinthienne, éblouissant le fidèle qui se trouvait face à cette colonne, et donc en estomper le décor sculpté: elle devait alors lui apparaître comme une présence interdisant l’entrée dans l’adyton. Cette colonne corinthienne pour sa part, tournée vers l’entrée nord de la cela, devait se trouver, au moment de l’équinoxe vernal, face au retour d’Apollon Hélios du pays des Hyperboréens où il se rendait chaque année, à l’équinoxe de l’automne, pour y demeurer tout l’hiver. Il revenait alors à Délos sur un char tiré par des cygnes. Comme le mentionnent Hérodote, Hésiode et Pindare, les Hyperboréens était un peuple empreint de piété, pacifique et juste. Cet événement était fêté chaque année à Delphes, le jour de l’équinoxe vernal, sous le nom de Théophánia.


Temple d’Apollon Épicoúrios à Bassæ. Reconstitution plus récente de l’intérieur de la cella vue du nord vers le sud (d’après A. Mallwitz, 1962.)

Il est bien connu que pour les Grecs, dans l’Antiquité, les colonnes dorique et ionique représentaient respectivement le masculin et le féminin. La colonne dorique a été ainsi nommée pour être apparue d’abord dans les cités doriennes, et selon Vitruve, «elle fut premièrement employée dans les édifices, avec la proportion, la force et la beauté du corps de l’homme» [15]. La colonne ionique pour sa part, doit son nom au fait que les Ioniens l’ont utilisée les premiers, elle est plus élancée que la colonne dorique, elle a plus de grâce féminine. Toujours selon Vitruve, «...ils s’avisèrent d’y mettre des bases en manière de cordes entortillées pour être comme la chaussure, et taillèrent des volutes aux chapiteaux pour représenter cette partie des cheveux qui pend par boucles à droite et à gauche, les moulures et les gousses étant comme des cheveux arrangés sur le front des colonnes. Ils firent aussi des cannelures tout le long du tronc, afin d’imiter les plis des robes» [16]. Ainsi dans l’Antiquité les Grecs inventèrent-ils au départ: «deux genres de colonnes, imitant dans les unes la simplicité nue et négligée du corps d’un homme, et dans les autres la délicatesse et les ornements de celui d’une femme» [17].
Que dire alors de la colonne corinthienne ? Vitruve mentionne que «le troisième genre de colonne est appelé corinthien, il représente la délicatesse d’une jeune fille à qui l’âge rend la taille plus dégagée et plus susceptible de recevoir les ornements qui peuvent augmenter la beauté naturelle» [18]. Après avoir mis en corrélation la colonne dorique et le masculin, ainsi que la colonne ionique et le féminin, on se demanderait si la colonne corinthienne ne correspondrait pas à un être asexué, soit au-dessus des caractéristiques des deux sexes. Et en tout cas, que vient faire une colonne corinthienne au fond du temple d’Apollon Épicoúrios, qui était aussi honoré sous l’épithète d’Alexíkakos, soit celui qui éloigne de nous le mal (comme c’était le cas aussi à Athènes), puisqu’il avait éloigné d’eux la maladie, il était Paiêôn, soit médecin des dieux, Kathársios, soit Purificateur, et Sôtêr, soit Sauveur?
Cependant, avant d’entreprendre de répondre à ces questions, il serait bon de mentionner dans notre propos le chiffre cinquante trois obtenu par l’addition du nombre de toutes les colonnes du temple: trente-huit colonnes doriques du péristyle, plus deux colonnes doriques du pronaos, plus les deux autres colonnes doriques de l’opisthodome, plus dix demi-colonnes de la cela, plus une colonne corinthienne de la cela. Si l’on additionne le chiffre cinq des dizaines et le chiffre trois des unités, on obtient huit, qui correspond au nom d’Apollon (Ἀπόλλων). En effet, selon le système arithmosophique grec [19], ce dernier donne également le chiffre huit. De même, il n’est pas dépourvu d’importance de considérer la correspondance que voit entre les trois ordres architecturaux la franc-maçonnerie où s’est fait l’amalgame des traditions antiques: selon donc la tradition maçonnique, la colonne dorique symbolise la force, la colonne ionique la sagesse et la colonne corinthienne la beauté.

Du moment où l’on admet que la colonne symbolise à la fois l’homme dans sa verticalité et l’harmonisation de son être, pris dans sa totalité, avec le sens de la rectitude [20], il est alors logique que le chapiteau qui vient couronner la colonne soit vu comme une tête surmontant un corps humain. En ce qui concerne l’être humain symbolisé de manière mystique, par la seule colonne corinthienne se trouvant dans le temple d’Apollon Épicoúrios, et de surcroît dans la cela, en lieu et place peut-on supposer de la statue cultuelle du dieu, on voit que sa tête était ceinte d’une couronne d’acanthes. Qui pouvait bien avoir été cet être d’exception, pour avoir reçu une si haute distinction? Et quel est son rapport avec Apollon Sauveur, qui a incarné dans l’Antiquité le Logos grec ? Serait-ce dû à quelques initiés grecs qui auraient pris soin de faire représenter bien avant l’heure (quatre siècles tout de même), dans ce sanctuaire d’Apollon, le martyre du nouveau Sauveur, de Jésus, incarnation historique du Logos divin dans la terre hellénisée de Palestine et à l’époque romaine cette fois-ci? Auraient-ils voulu annoncer aux fidèles l’avènement du Christ? [21] Si encore nous admettons le point de vue de certains archéologues, à savoir qu’en dehors du chapiteau corinthien, comme nous l’avons mentionné, se trouvaient également sur les deux côtés deux demi-chapiteaux corinthiens qui couronnaient la paire de demi-colonnes obliques, ne peut- on avec raison y voir une représentation avant l’heure des deux larrons de part et d’autre du Christ en croix?
On pourrait bien sûr y voir de nombreux autres symbolismes: par exemple, les deux demi-chapiteaux pourraient représenter les deux hémisphères cérébraux, tandis que le chapiteau de la colonne centrale pourrait symboliser leur union en l’organe unique du cerveau interne, où doit se faire l’union des contraires exactement comme elle se réalise dans la Monade qui est le Logos, le Christ. D’ailleurs, les deux larrons avec le Christ en croix au milieu pourraient également correspondre aux deux hémisphères cérébraux et au cerveau interne.

Les Grecs anciens sont les seuls dans l’histoire de l’humanité qui, par l’intermédiaire de l’art, ont humanisé leurs dieux et les ont honorés sous forme humaine. De cette manière, ils voulaient affirmer que la valeur et la mesure de toute chose est l’Homme, signalant ainsi que les humains sont habités par le Divin. On voit s’exprimer exactement la même idée dans la théologie et l’art orthodoxes, puisque le christianisme professe l’Homme-Dieu, il L’a introduit dans l’histoire comme une personne, de sorte que le Fils de l’Homme et que le Fils de Dieu soient assimilés l’un à l’autre. Dans ce lien on ne peut plus profond entre la civilisation grecque la plus ancienne et l’Orthodoxie, comprise comme la continuité naturelle de la première, serait-il arbitraire de voir en la personne du Christ le dernier dieu grec et qui, pour cette raison exacte, a été représenté avant l’heure de manière mystique dans le temple d’Apollon Épicoúrios?

N o t e s.

1. Après la défaite définitive de Napoléon Ier, les Grandes Puissances qu’étaient la Grande-Bretagne, la France et la Russie, s’étaient unies dans la Sainte-Alliance. En 1829, immédiatement après l’assassinat du gouverneur de Grèce, Ioánnis Kapodístrias (Capo d’Istria pour les historiens étrangers), elles décidèrent, sous couvert de protection, de priver les Grecs de leur constitution et d’introduire la royauté en Grèce. Le fils cadet de Louis 1er de Bavière, Otto von Wittelsbach devint ainsi, à seize ans à peine, le premier roi de la Grèce contemporaine. Il arriva à Nauplie avec une cour étrangère qui ignorait tout de la Grèce, mais qui avait l’intention d’en faire un pays «européen», avec tous les préjugés que comportait une telle attitude, dès le départ méprisante. Ils introduisirent donc des réformes fâcheuses, même dans la langue, visant à transformer ce jeune pays, en Grèce antique, selon l’idée bien sûr qu’ils s’en faisaient. En peinture, le bavarois Ludwig Thiersch (1825-1907) fut chargé avec ses élèves grecs de refaire les fresques de l’église du Sauveur de Lycodème, à Athènes, aux alentours de 1850. Thiersch était porteur du courant des Nazaréens, exprimant un pastiche de l’esthétique de la Renaissance. La peinture sacrée strictement byzantine avait de toute façon décliné deux siècles après la chute de Constantinople en 1453. NdT. Πίσω
2. La réception de trois Anges par Abraham sous le chêne de Mambré est racontée dans la Genèse, (18. 1-21). «Ayant levé les yeux, voilà qu’il [Abraham] vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terre. ... Abraham se hâta vers la tente auprès de Sara et dit: «Prends vite trois boisseaux de farine et fais des galettes». Traduction de la Bible de Jérusalem. Ces trois hommes devant lesquels s’incline le patriarche, représentent en fait les archanges, Michel, Raphaël et Gabriel. Cette scène a donc servi, des siècles durant, à représenter la Trinité dans l’Église orthodoxe. NdT. Πίσω
3. Également traduction de la Bible de Jérusalem. Il est sans doute nécessaire à ce point, de préciser, à l’attention du lecteur de langue française, que tous les Évangélistes ont écrit en grec, la langue internationale de l’époque, et que les textes cités utilisent les mots suivants, «στέφανον ἐξ ἀκανθῶν», soit «couronne faite d’acanthes». Le mot acanthe, étant inconnu du public de langue française en dehors des Méditerranéens, a été traduit par épine, d’où la confusion. NdT. Πίσω
4. Précisément à ce propos, je juge utile de mentionner la ville antique d’Acanthos en Chalcidique, qui se trouvait sur la côte orientale de la presqu’île la plus à l’est, là où se trouve aujourd’hui le Mont Athos. Cette ville, bâtie sur le golfe d’Acanthios, devait son nom très probablement aux nombreuses acanthes qui y poussent encore aujourd’hui. À l’époque où vécut le Christ, elle s’était totalement latinisée par l’arrivée massive de colons. Selon certains avis, c’est à ce moment-là qu’elle a changée de nom dans le sens où son nom a été traduit en latin: Acanthos – Ericius – Érissos – Iérissos, son nom actuel. Πίσω
5. Terme cité en grec dans le texte de Vitruve: «catatêxitechnos» signifie ayant entièrement (kata) fusionné (têxi) avec son art (technê), soit perfectionniste, exigeant de lui-même. NdT. Πίσω
6. Vitruve, De Architectura. Traduction française de Claude Perrault, un des architectes de Louis XIV, publiée en 1673, revue et corrigée sur les textes latins et présentée par André Dalmas, édition Balland, 1979. Livre IV. Chapitre 1er , p. 125: «...Eius autem capituli prima inventio sic memoratur esse facta. virgo civis Corinthia iam matura nuptiis inplicata morbo decessit. post sepulturam eius, quibus ea virgo viva pupulis delectabatur, nutrix collecta et composita in calatho pertulit ad monumentum et in summo conlocavit et, uti ea permanerent diutius subdiu, tegula texit. is calathus fortuito supra acanthi radicem fuerat conlocatus. interim pondere pressa radix acanthi media folia et cauliculos circum vernum tempus profudit, cuius cauliculi secundum calathi latera crescentes et ab angulis tegulae ponderis necessitate expressi flexuras in extremas partes volutarum facere sunt coacti. Tunc Callimachus, qui propter elegantiam et subtilitatem artis marmoreae ab Atheniensibus κατατηξίτεχνος fuerat nominatus, praeteriens hoc monumentum animadvertit eum calathum et circa foliorum nascentem teneritatem, delectatusque genere et formae novitate ad id exemplar columnas apud Corinthios fecit symmetriasque constituit et ex eo in operis perfectionibus Corinthii generis distribuit rationes». NdT. Πίσω
7. Le Télestérion était la salle où se déroulaient les cérémonies d’initiation durant les Mystères d’Éleusis dans le célèbre sanctuaire de Déméter et de Perséphone. Éleusis est proche d’Athènes. NdT. Πίσω
8. Pausanias, voyageur du IIe siècle après J.-C., se réfère à Bassæ dans sa Périégèse (Circuit en Grèce), au livre VIII sur l’Arcadie (41, 7-9). Πίσω
9. Certaines parties du temple seulement étaient en marbre: les chapiteaux de la cela, les compositions des frontons, les vingt-trois dalles en relief de la frise intérieure, sans oublier les six métopes sculptées en relief qui ornaient le pronaos, et les six autres qui ornaient l’opisthodome. Dans la bibliographie en français sur le temple de Bassæ, voir dans le Bulletin de Correspondance Hellénique, no 100 (1976), pp. 430 et ss., l’article de Roland Martin. On peut le consulter sur Internet, www.bulletin de correspondance hellénique. Πίσω
10. On désigne du terme de ptère, du grec ptéron, signifiant l’aile, la colonnade qui fait le pourtour (péri-) d’un temple. Un temple muni de cette colonnade s’appelle, par conséquent, périmètre. NdT. Πίσω
11. Le pronaos ou prodomos est l’antichambre ouverte vers l’extérieur, limitée sur les côtés par deux murs latéraux, les antes, et dans le fond, par le mur de la pièce principale du temple percée d’une porte et éventuellement de fenêtres; sa toiture est supportée par deux colonnes. La cela (terme latin) ou sêkos (terme grec) est la salle principale se trouvant à l’intérieur des temples; elle peut avoir dans son prolongement un abat on ou adyton, salle où les prêtres autorisaient seulement certaines personnes à entrer. La tradition de l’adyton se retrouve souvent dans le Péloponnèse, à Némée ou dans l’ancien temple d’Épidaure. L’opisthodome est la pièce ouverte vers l’extérieur, symétrique au pronaos, et identique à lui, mais sans communiquer avec la cela puisque la statue cultuelle se trouvait habituellement au fond de la cela, contre le mur qui la séparait de l’opisthodome. On y déposait des offrandes. NdT. Πίσω
12. Alfred Mallwitz s’est particulièrement attaché à l’étude de la cela du temple et des demi- colonnes intérieures (Ath. Mitteilungen, 1962, 140 et ss. «Cella und Adyton des Apollontempels» et citons l’étude plus récente «Zur Architektur des Apollontempels in Bassai» dans le livre de Carline Hofkes – Brukker, Der Bassai – Fries, 1975). Πίσω
13. Pausanias, Périégèse, 8, 30, 4. Πίσω
14. Oíkos signifie demeure: il peut être synonyme de celui de naós pour désigner un temple. NdT. Πίσω
15. «...ita dorica columna virilis corporis proportionem et firmitatem et venustatem in aedificiis praestare ceopit». op. cit. p. 124. Traduction de Perrault. Πίσω
16. «...basi spiram supposuerunt pro calceo, capitulo volutas uti capillamento concrispatos cincinnos parependentes dextra ac sinistra conlocaverunt et cymatiis et encarpis pro crinibus dispositis frontes ornaverunt...» ibidem, p. 125. Πίσω
17. «...ita duobus discriminibus columnarum inventionem, unam virili sine ornatu nuda specie, alteram muliebri...» ibidem, p. 125. Πίσω
18. «...Tertium vero, quod Corinthium dicitur, virginalis habet gracilitatis imitationem, quod virginis propter aetatis teneritatem gracilioribus membris figuratae effectus recipiunt ornatus venustiores...» ibidem, p. 125. Πίσω
19. Le système arithmosophique grec est le suivant: à chaque lettre de l’alphabet correspond un chiffre, ce qui permettait d’écrire un grand chiffre avec moins de signes qu’avec les chiffres dits romains.Donc,l’alpha,lapremièrelettredel’alphabetestlechiffreun, Β=2 Γ=3 Δ=4 Ε=5 ΣΤ=6 Ζ=7 Η=8 Θ=9 Ι=10 Κ=20 Λ=30 Μ=40 Ν=50 Ξ=60 Ο=70 Π=80 Ρ=100 Σ=200 Τ=300 Υ=400 Φ=500 Χ=600 Ψ=700 Ω=800. On peut donc compter le chiffre obtenu par l’addition des lettres, puisque tout mot et tout nom grec peut être représenté par un chiffre: celui d’Apollon (Ἀπόλλων) correspond au chiffre huit. En effet, si on additionne Alpha = 1, plus Pi = 80, plus Omicron = 70, plus Lambda = 30 deux fois, plus Ôméga = 800, plus Nu = 50, on obtient le chiffre 1061. Ensuite, en additionnant les chiffres qui composent 1061, soit 1+0+6+1, on obtient le chiffre 8. NdT. Πίσω
20. Dans l’interprétation de leur paysage, les Grecs considéraient qu’ils devaient imiter la station debout des arbres, expression de la force de vie se trouvant dans le sol, χθών, chthôn. Chaque dieu était associé à un arbre, Zeus au chêne, Apollon au laurier et Athéna à l’olivier, entre autres. Les premières statues cultuelles étaient des ξόανα, xoana, soit des troncs d’arbre imitant plus ou moins bien un homme ou une femme debout: la statue de Létô dans son temple de Délos était un tronc d’arbre surmonté d’un voile et d’une couronne, et devant lequel on avait posé une paire de chaussures. NdT Πίσω
21. Il vaut la peine de signaler à ce propos les prophéties impressionnantes concernant la venue du Christ que les Sibylles avaient formulées dans l’Antiquité. Relativement à ce sujet, voir l’ouvrage de Χάρης Σκαρλακίδης, Οἱ προάάγγελοι τοῦ Ἰησοῦ Χριστοῦ. Ἀπόλλων καὶ Σίβυλλες, Δήλιος, [Cháris Skarlakídis, Les annonces de l’avènement de Jésus Christ. Apollon et les Sibylles. Ed. Dílios.] Athènes 2005, p. 286. Πίσω

*La traduction a été faite par M.-A. Tardy-Kentáka.

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