Réflexions sur la thématique de l’iconographie orthodoxe


Réflexions sur la thématique de l’iconographie orthodoxe[*]

A la mémoire
de Yánnis Piombínos.

J’ai toujours été impressionné par les importantes différences iconographiques et partant, théologiques, qui se font jour lors de l’examen comparatif entre un tableau d’art religieux occidental et une icône de même sujet, surtout quand la peinture de l’icône s’inscrit dans la tradition orthodoxe la plus pure. Ces différences reflètent d’ailleurs les différends idéologiques infranchissables entre l’Οrthodoxie et n’importe lequel des autres dogmes chrétiens, séparés qu’ils sont par un gouffre non seulement de nature théologique –ce qui, à bien examiner les choses, est une question secondaire- mais avant tout, par un gouffre quant à la vision plus générale du monde, quant à la conception du monde. De tels différends apparaissent d’une évidence encore plus frappante en art, où est toujours représentée de manière très éloquente la société au sein de laquelle il est cultivé. En observant les produits de l’Art d’un peuple, on peut ainsi comprendre ce peuple de façon plus approfondie qu’à la lecture de l’étude ou de l’analyse la plus sérieuse qui soit, dans le cadre de l’anthropologie sociale, culturelle, politique ou écologique.
Il vaut ici la peine de rappeler ce que la tradition de l’Orthodoxie, de l’Église orthodoxe d’Orient rapporte sur les icônes sacrées. Selon cette dernière, l’évangéliste Luc fut le premier peintre d’icônes portatives et de surcroît, le portraitiste de la Vierge, puisqu’Elle a posé pour lui. Comme le rapporte la légende, la Vierge Elle-même lui suggéra jusque dans le moindre détail la manière de La représenter; Elle lui suggéra de fait la transcendance de la représentation d’une femme comme une autre, nommée Marie, en Sa représentation spiritualisée de la Mère de Dieu. Cette légende sous-entend que l’icône portative a constitué dès le départ la transcendance de la représentation réaliste d’un sujet, en opposition à une toile occidentale de sujet religieux, puisqu’on cherche, par l’icône, à rendre l’essence éthérique, soit spiritualisée, du personnage représenté. D’ailleurs les images éthériques des Idées divines se trouvent à un niveau supérieur à celui de leur réalisation en tant que forme dans la matière.




Domínikos Théotokópoulos, dit le Greco, (env. 1463), L’évangéliste Luc peignant l’icône de la Vierge conductrice gouache sur bois, Musée Bénáki, à Athènes.

L’Hellénisme –et nous entendons par là l’espace géographique où ont rayonné les idéaux grecs bien au-delà du territoire de l’actuel État grec- n’a pas connu durant des siècles la peinture profane, mais seulement la peinture religieuse, cultuelle, liturgique. L’expression picturale est demeurée au cours des âges un art exclusivement ecclésiastique, jusqu’au milieu du XIXe siècle, puisqu’il est intrinsèquement lié à l’Église orthodoxe et son cérémonial traditionnel, un acte religieux dans son essence, et pas nécessairement artistique.
Les icônes portatives étaient considérées au début du christianisme comme «acheiropoiêtes», à savoir «non faites de main d’homme», ou bien elles étaient attribuées à l’évangéliste Luc. Les hagiographes ou peintres d’art sacré n’ont jamais pratiqué la peinture d’icônes comme une expression artistique comme l’auraient fait des artistes dans le sens où le mot artiste est défini en Occident; ils se considéraient au contraire comme des intermédiaires. D’ailleurs durant des siècles, les peintres d’icônes se recrutaient quasi exclusivement parmi les moines et dans les rangs du clergé et par ce fait même, ils ne concevaient pas la peinture d’icônes comme une expression artistique personnelle, mais comme une ascèse quotidienne. Par conséquent, ils se considéraient en règle générale comme d’humbles serviteurs de cette peinture, s’en tenant à un strict anonymat. C’est cet état d’esprit qu’ont exprimé de manière unique les peintres orthodoxes d’icônes portatives, de fresques murales et d’enluminures; et quand bien même ils ont commencé à signer leurs œuvres, leur signature étaient toujours précédée de cette expression inégalée: «διὰ χειρός…», ‘de la main de…’ Ceci s’est passé après que les icônes ont commencé, surtout dans les années post-byzantines [1], à être produites dans des ateliers de Crète mais aussi des îles de l’Heptanèse, régions sous domination vénitienne, et sur commande, et il en découle leur statut en tant qu’objets de commerce, gagne-pain pour les uns et signe extérieur de richesse pour les autres. Désormais professionnels, et pas nécessairement moines, les peintres d’icônes sont donc sortis de l’anonymat de leurs collègues des années byzantines, recherchant à être connus, ne serait-ce qu’à un faible degré, tout en conservant leur humilité.
En tout cas, la peinture des populations orthodoxes grecques, comme celle des orthodoxes du Sud-est de l’Europe, continua même après la prise de Constantinople, à se démarquer intensément de celle de l’Occident; elle est caractérisée surtout par son attachement aux traditions de l’art byzantin qui a été dominant pendant quinze siècles et qui, malgré son caractère ‘conservateur’, n’a pas cessé d’être vivante dans son expression, tout au moins jusqu’à la création de l’État grec après 1821 si restreint par rapport à l’étendue de l’Hellénisme hors frontières.

Ces derniers temps, j’admirais une reproduction photographique de l’impressionnante «Résurrection» du Seigneur, réalisée vers 1463 par Piero della Francesca (1410/20 – 1492) pour le bâtiment municipal de son bourg d’origine, San Sepolcro en Toscane. J’ai alors pleinement réalisé à quel point la manière de représenter ce fait spirituel suprême, tel qu’il a été adopté par l’Église d’Occident diffère de celle qui a cours dans l’Église orthodoxe d’Orient. Il serait bon de préciser que dans la peinture religieuse occidentale, on met plus grandement l’accent sur la Crucifixion du Seigneur et de manière générale sur Son martyre, que sur Sa Résurrection, qui est toujours représentée de la même manière. Selon cette dernière, le Christ est vu jaillissant avec élan, triomphateur, comme s’il se projetait avec force de son tombeau vers les cieux, tenant en main un étendard généralement de couleur blanche. L’exemple le plus significatif de cette manière de peindre est la «Résurrection» exécutée par le peintre crétois Domínikos Théotokópoulos, plus connu dans les pays du ‘Couchant’ sous le surnom, le Greco. Le tableau réalisé entre 1590 et 1595, fait partie des collections du Musée du Prado à Madrid.


Piero della Francesca, La Résurrection du Christ (env. 1463), fresque, 225x222 cm, Pinacothèque Municipale de San Sepolcro, en Toscane.


Domínikos Théotokópoulos, dit le Greco, La Résurrection du Seigneur, peinture à l’huile sur toile, Musée du Prado, à Madrid.

Proche dans la conception, une autre «Résurrection» très représentative qui me vient à l’esprit est celle qui recouvre le volet droit latéral du triptyque central du retable de l’autel d’Isenheim, peint vers 1515 par le peintre allemand Mathias Grünewald (environ 1475 – 1528), tel qu’il est exposé au Musée Unterlinden de Colmar en Alsace.


Mathias Grünewald, La Résurrection du Christ (env. 1515), volet droit du triptype central du retable de l’autel d’Isenheim, Musée Unterlinden, à Colmar en Alsace.


Résurrection (env. 1320), fresque, Monastère du Sauveur de Chôra (Khariye Camii), à Constantinople.

Ce type iconographique a pu être adopté, très rarement cependant, par les peintres orthodoxes, à partir des années post-byzantines et sous l’influence de la peinture occidentale, passée en Grèce sous occupation ottomane, par l’intermédiaire des régions dominées par Venise. De telles icônes portatives des XVIe et XVIIe siècles sont entre autres exposées au Musée Byzantin et Chrétien d’Athènes. On ne peut que constater à quel point cependant ce genre de représentation de tournure occidentale est dépossédée de son sens spirituel et mystique quand on l’oppose à la même représentation strictement byzantine! Selon l’iconographie byzantine, l’évidence est qu’il ne s’agit pas, en son essence, de la Résurrection, mais bien de la «Descente aux Limbes» du Seigneur [2] à laquelle se réfèrent les écrits de l’évêque de Chypre, Épiphánios (début IVe s. – 403) et dont les Évangiles ne font nulle mention. Les Évangiles et la Tradition chrétienne se taisent même sur la Résurrection du Seigneur en tant que fait, puisqu’elle s’est passée de manière transcendantale, inaccessible à l’œil humain: il n’y a eu aucun témoin direct qui ait pu en faire le récit. Comment donc la peinture religieuse occidentale peut-elle illustrer un fait que le Christ Lui-même a tenu secret aux hommes? C’est pourquoi l’iconographie orthodoxe n’a pas l’habitude de représenter la Résurrection du Seigneur, mais Sa victoire sur la mort par Sa descente aux Limbes. Pour l’Orthodoxie, la Résurrection du Christ demeure de fait non représentable.
Parmi les représentations les plus monumentales de la «Descente aux Limbes» on peut mettre au nombre des chefs-d’œuvre la fresque qui orne la voûte dominant le chevet du Monastère du Sauveur de Chôra (autrefois transformé en mosquée, nommée Khariye Camii), à Constantinople, et qui a dû être exécutée aux alentours de 1320: il s’agit d’un merveilleux exemplaire de l’art paléologien. Surgissent spontanément de ma mémoire, la «Descente aux Limbes» représentée sur une fresque de l’église de Saint Nikólaos Orphanós, à Thessalonique, et celle que l’on attribue à Frángos Catélános, datant de 1539, se trouvant au Monastère de Myrtiá, en Étolie. Par ailleurs, mentionnons les mosaïques de même sujet, au Monastère de Saint Luc de Phocide, en Béotie, et au Monastère de Daphní, en Attique, l’une comme l’autre datant du XIe siècle, et celle de la basilique Giudizio Universale, sur l’îlot de Torcello à Venise, exécutées par des maîtres byzantins au XIIIe siècle. Toutes ces scènes, signalons-le, sont paradoxalement intitulées «Résurrection».


Résurrection (XIe s.), mosaïque, Monastère de Saint Luc de Phocide, en Béotie.



Résurrection (XIIIe s.), mosaïque, Basilique Giudizio Universale, Torcello, à Venise.

Dans la «Descente aux Limbes», d’habitude, le champ représente des montagnes abruptes, rochers découpés en forme de marches rappelant un versant schisteux. Le Christ se tient debout, habituellement de face, et plus rarement tourné légèrement vers la droite de l’icône, portant un vêtement d’une blancheur resplendissante, accentuée de lignes dorées. Il se tient sur deux battants de porte disposés l’un sur l’autre en forme de croix. Il tire de leur tombe Adam, de la main droite, et Ève, de la main gauche. Les stigmates sont visibles sur les mains et les pieds. Clés, serrures et verrous sont dispersés autour de lui, comme projetés par une force surnaturelle, ce qui illustre la prophétie d’Isaïe: «Θύρας χαλκᾶς συντρίψω καὶ μοχλοὺς σιδηροῦς συγκλάσω», «Je fracasserai les battants de bronze, je briserai les barres de fer.» [3] Sous les battants de porte, un vieillard terrorisé, cheveux mêlés, à moitié nu et enchaîné, représente la mort. Sur les icônes plus tardives, Hádès, la mort, est représenté comme un démon dont deux anges lient les bras dans le dos. La mort est désormais irrémédiablement vaincue.
Un chrétien orthodoxe s’étonne que l’art occidental offre si peu de représentations de la Résurrection du Christ par opposition aux très nombreux tableaux ayant pour sujet la Crucifixion, la Descente de la Croix et de manière générale la Passion de Jésus, insistant donc sur Son martyre. Tout au contraire, l’Église orthodoxe est celle où le message de la Résurrection prime, l’emphase étant donnée à la Descente aux Limbes du Christ qui délivre de la mort le genre humain. C’est bien ce que nous dit le tropaire, le chant de la Résurrection: «Κατῆλθες ἐν τοῖς κατωτάτοις τῆς γῆς, καὶ συνέτριψας μοχλοὺς αἰωνίους, κατόχους πεπεδημένων, Χριστέ, καὶ τριήμερος, ὡς ἐκ κήτους Ἰωνᾶς, ἐξανέστης τοῦ τάφου», «Tu descendis dans les profondeurs de la terre, et tu brisas les liens séculaires, dans lesquels étaient retenus les otages, ô Christ, et trois jours après, comme Jonas surgissant de la baleine, tu surgis hors de ton tombeau». En effet, pour les orthodoxes, ce qui prime dans la Vie de Jésus, ce n’est pas le fait que le Christ soit ressuscité: rien n’est plus naturel de la part du Verbe; d’ailleurs le Christ n’est jamais mort de sorte qu’Il n’a pas eu besoin de ressusciter. Il est impensable que le Verbe, porteur de Vie, puisse mourir. Ce qui compte dans le cycle pascal aux yeux des orthodoxes, c’est que le Christ a défait, par la mort sur la croix, la puissance et la force d’Hádès où Il est descendu pour ouvrir la voie et permettre le passage des âmes des justes encore prisonnières. Par conséquent, la «Résurrection» dans l’église d’Occident correspond à la «Descente à Hádès» dans l’église d’Orient. Alors donc que dans l’art religieux occidental la Résurrection semble ne concerner que le seul Christ qui éblouit et anéantit les humains de Sa force surnaturelle, dans l’iconographie grecque orthodoxe, la Résurrection est étroitement liée à la résurrection de l’être humain: c’est cela qui est du plus haut intérêt pour les humains.
Dans la «Descente aux Limbes», le christianisme vient à la rencontre de la mythologie antique grecque. Selon cette dernière, Thésée accompagne son ami Piríthoüs dans le royaume d’Hádès pour enlever Perséphone et l’épouser. Les deux amis n’ont aucune difficulté à entrer dans le monde des morts, par contre, ils n’arrivent pas à en sortir. Dans la suite de l’histoire, à la demande d’Eurysthée, Héraclès descend par la grotte du cap Ténare dans le monde d’Hádès pour en ramener Cerbère, le chien à trois têtes: ainsi mettra-t-il fin à ses travaux par ce douzième et dernier exploit. Il y rencontre Thésée et Piríthoüs vivants, mais chargés de chaînes. Perséphone le lui permettant, Héraclès délivre Thésée; Piríthoüs quant à lui, est obligé de rester dans le monde d’Hádès, puni de son impudence. Orphée est également descendu dans le monde d’Hádès, exigeant sa très chère Eurydice. Ulysse de même a essayé d’entrer dans le royaume des morts, mais sans atteindre les Champs Élysées d’où sont sortis les héros répondant à son appel et désireux de lui parler. Par ailleurs, dans sa comédie Les Grenouilles, Aristophane met en scène le dieu Diónysos descendant dans le royaume d’Hádès, avec son serviteur Xanthías, et un âne, pour ramener à la surface du sol Eschyle ou Euripide, et ainsi redonner vie au genre dramatique agonisant dont le protecteur était Bacchus. Il est bon de se référer également aux œuvres Dialogues des morts, et Ménippe ou la Nécyomantie, c’est-à-dire la divination par l’évocation des morts, du célèbre sophiste et écrivain, Lucien de Samosate (IIe s. après J.-C.). Particulièrement dans le second de ces ouvrages, Lucien raconte ce qu’a vu le philosophe cynique Ménippe dans le royaume d’Hádès.


La Sainte Trinité (début du XVe s.), École Autrichienne, bois, 117Χ115 cm, National Gallery, à Londres (inv. 3662).



Michel Damaskinós, La Sainte Messe (1579-1584), exposition d’icônes et de reliques de l’Archevêché de Crète, à Héraclion.

Un autre sujet théologique traité très différemment par l’art religieux ‘franc’, occidental, et par l’hagiographie orthodoxe, est celui de la Sainte Trinité. Prenons pour exemple la représentation occidentale de la «Sainte Trinité», le tableau datant du début du XVe siècle, attribué à l’École Autrichienne et qui est exposé à la National Gallery de Londres (inv. 3662). La Sainte Trinité y est représentée selon la manière occidentale des XIVe, XVe et XVIe siècles. Le Père y apparaît sous la forme d’un vieillard vénérable aux cheveux entièrement blancs, assis sur un trône blanc également et de type gothique, environné de deux anges tournés vers Lui, l’un à gauche avec un vêtement rouge doré et des ailes vertes, le second à droite, avec un vêtement vert doré et des ailes rouges. Le Père tient dans Ses mains la croix où Son Fils est crucifié, et sur l’auréole duquel est posée une colombe, qui symbolise bien évidemment l’Esprit saint. De notre côté orthodoxe, est parvenue jusqu’à nous, une icône portative post-byzantine et donc influencée par l’art vénitien: il s’agit de la «Sainte Messe», œuvre datée entre 1579 et 1584, signée par le Crétois Michel Damaskinós. Au centre de la composition, représentée en train de bénir la Sainte Messe, se trouve la Sainte Trinité comprenant le Fils, le Père habillé de blanc, cheveux ondulés, respectivement à gauche et à droite et, située en deuxième plan derrière un autel rouge, et entre Eux, se trouve la colombe blanche.


Andréi Roublev, La Réception d’Abraham (1410), icône portative, Galerie Tretyakov, à Moscou.

Avec cette composition, nous sommes bien loin de la manière entièrement symbolique et ésotérique, adoptée par l’iconographie orthodoxe pour rendre la Sainte Trinité! J’entends par cela la «Réception d’Abraham», comme l’a rendue, entre autres, le russe Andréi Roublev (1370? – environ 1430), digne émule du grand peintre Théophane le Grec, sur la très célèbre icône portative qui est exposée à la Galerie Tretyakov de Moscou, datée de 1410. Cette icône représente trois anges –selon la tradition, il s’agit de Michel, de Gabriel et de Raphaël, de gauche à droite- assis autour d’une table rectangulaire sur laquelle est posé un récipient ressemblant à un calice. Un des anges est assis au milieu de la table tandis que les deux autres se trouvent sur les côtés, tournés cependant vers celui du centre. Ce type iconographique renvoie aux versets de la Genèse (18, 1-8), dans l’Ancien Testament, où on rapporte l’accueil fait par Abraham à trois étrangers qui sont des anges. Par ailleurs, ce type renvoie aussi au verset du Nouveau Testament où est suggéré le devoir d’accueil à l’étranger, recommandant de «ne pas négliger ce devoir» («τῆς φιλοξενίας μὴ ἐπιλανθάνεσθε» - Hébr. 13, 2; cf. Rom. 12, 13 et 1re épitre de Pierre, 4, 9 et ailleurs encore) dont on considère qu’il contribue au salut des âmes: «ἐπείνασα γὰρ καὶ ἐδώκατέ μοι φαγεῖν, ἐδίψησα καὶ ἐποτίσατέ με, ξένος ἤμην καὶ συνηγάγετέ με». «Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli». (Mat. 25, 35)


La Réception d’Abraham (XIVe s.), icône portative, Musée Bénáki, à Athènes.


La Réception d’Abraham (milieu XVIe s.), icône portative, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.

Sur les icônes portatives byzantines et post-byzantines, le même sujet comprend habituellement deux autres personnages, Abraham et Sarah, debout de part et d’autre de l’ange assis au centre; Abraham se tient entre ce dernier et l’ange de gauche, Sarah se tient entre l’ange du centre et l’ange de droite, comme on peut le voir sur l’icône du XIVe siècle exposée au Musée Bénáki d’Athènes et sur l’icône du Musée Byzantin et Chrétien d’Athènes datée du milieu du XVIe siècle. Par ailleurs, sur une très célèbre fresque du XIIe siècle se trouvant au Monastère de Saint Jean à Pátmos, l’ange du centre – probablement celui des trois qui figure le Père- est peint de taille bien supérieure, il est bien plus imposant que les deux autres à ses côtés, tandis que le seul Abraham est représenté sur la gauche –à une échelle bien plus petite que les anges, comme il était habituel de le faire pour les commanditaires des icônes ou les fondateurs d’églises ou de monastères- arrivant de la gauche pour offrir de la nourriture dans un récipient évasé.


La Réception d’Abraham (XIIe s.), fresque, Monastère de Saint Jean, à Pátmos.

Dans la représentation de manière byzantine de la Dormition de la Vierge, des éléments thématiques diffèrent aussi de son pendant occidental. Dans l’art byzantin, la «Dormition de la Vierge» a commencé à être représentée après la Querelle des Icônes et plus précisément, après le Xe siècle. La scène est tirée du récit des Évangiles apocryphes attribué à saint Jean le Théologien dont on trouve un résumé dans les synaxaires, notices historiques sur les fêtes de saints et des martyrs. Dans la représentation la plus habituelle et la plus simple adoptée par les hagiographes orthodoxes, la Mère de Dieu défunte est allongée, de gauche à droite, sur une couche autour de laquelle se trouvent les apôtres sous la conduite de Pierre et de Paul; on y voit aussi les hiérarques Denys l’Aréopagite, Hiérothée et Timothée. Au centre de toute la composition et à l’arrière de la couche, le Christ est représenté de face, tenant dans les mains l’âme de la Mère de Dieu sous la forme –presque toujours- d’une minuscule femme âgée et emmaillotée de bandelettes, comme sur l’icône portative, datée de 1546, qui se trouve dans le Monastère de Stavronikíta du Mont Athos. Ceci pour indiquer que, de la même manière que la Vierge a donné naissance dans ce monde au Christ, et qu’Elle L’a tenu dans Ses bras en tant que Vierge à l’Enfant, de manière identique, le Christ «sans mère par son père et sans père par sa mère», «ὁ ἀμήτωρ ἐκ πατρὸς καὶ ἀπάτωρ ἐκ μητρός», est devenu, à Son tour, le géniteur de Sa mère. A partir du XIVe siècle, la représentation de la «Dormition de la Vierge» devient plus complexe puisqu’on y rajoute de nouveaux épisodes comme celui, entre autres, où l’ange coupe de son glaive les bras profanateurs du juif Iéphonias pour avoir osé toucher la couche de la Vierge.


Dormition de la Vierge (1546), icône portative, Monastère Stavronikíta, au Mont Athos.
Sur les tableaux d’art religieux en Occident, on rend la même scène de manière tout à fait réaliste, et n’y figure pas bien sûr l’âme de la Vierge [4]. L’Église d’Occident représente l’Assomption de la Vierge aux cieux qui, dans l’iconographie orthodoxe n’a pas acquis le poids équivalent à Sa Dormition, bien que cette dernière soit (théologiquement parlant) moins importante que Son Assomption. Cependant dans l’Orthodoxie, il est fréquent de voir représentées sur la même icône portative et la Dormition et l’Assomption de la Mère de Dieu. Ainsi sur de nombreuses représentations de la «Dormition», au-dessus du Christ debout, la Mère de Dieu est représentée dans une mandorle se trouvant dans les cieux, elle est entourée d’une foule d’anges volant et Lui prodiguant louange.

Simone Martini, Annonciation (1333), tempera sur bois, 184Χ210 cm, Galerie des Offices, à Florence.



Léonard de Vinci, Annonciation (détail, env. 1472-75), huile et eau sur bois, 98Χ217 cm, Galerie des Offices, à Florence.

Par ailleurs, sur aucune des «Annonciations de la Mère de Dieu» byzantines, on ne représente l’archange Gabriel présentant à la Vierge, une fleur de lys à sentir, comme on le voit habituellement sur les tableaux d’art religieux en Occident illustrant ce sujet. Référons-nous à titre d’exemple aux «Annonciations» de Simone Martini (environ 1284-1344) et de Léonard de Vinci (1459-1519), exposées à la Galerie des Offices à Florence. Rien de tel d’ailleurs n’est mentionné dans les Évangiles. De fait, sur les représentations des catacombes romaines, l’archange Gabriel est dépourvu d’ailes, tandis que dans l’iconographie byzantine, il tient une verge comme par exemple sur une mosaïque du XIe siècle du Monastère de Daphní, tout comme sur une icône portative datant du XIVe siècle se trouvant dans l’église de Saint Clément à Ochrid.


Annonciation de la Mère de Dieu (XIe s.), mosaïque, Monastère de Daphní, à Athènes.


Annonciation de la Mère de Dieu (XIVe s.), icône portative provenant d’un atelier de Constantinople, église de Saint Clément, à Ochrid.


Fait impressionnant, mais pas inexplicable, la manière dont l’hagiographie byzantine présente l’Enfant Jésus se trouve aux antipodes de celle que conçoit la peinture religieuse occidentale. Sur toutes les icônes, et sans exception aucune, où sont représentés la Vierge et l’Enfant (par exemple, la Vierge allaitant l’Enfant divin, la Vierge de Tendresse, la Vierge Médiatrice de toutes les grâces, la Vierge Auxiliatrice, la Vierge de Miséricorde, la Vierge Myrtidiôtissa, la Vierge Conductrice, la Vierge de la Passion, la Vierge Consolatrice des affligés, la Vierge Bienheureuse, la Vierge Portaϊtissa, la Vierge Proussiôtissa, la Vierge qui inspire et révèle), les peintres byzantins prêtent toujours à l’Enfant Jésus les traits d’un homme adulte, ils en font une miniature d’adulte, très sérieux, dans une attitude hiératique qui ne serait pas appropriée pour un enfant habituel; surtout, Jésus n’est pas représenté nu ni emmailloté, mais le plus souvent habillé en prêtre, bénissant les fidèles qui se prosternent devant son icône. Au contraire, sur tous les tableaux religieux d’art occidental, l’Enfant divin est représenté de manière tout à fait réaliste dans les bras de la Vierge comme n’importe quel nourrisson dans les bras de sa maman, toujours nu, avec des petits bras roses et grassouillets et des cuisses potelées, ou encore jouant avec un autre enfant dont on dit qu’il est saint Jean-Baptiste (voir, par exemple, La Vierge aux rochers (1483) de Léonard de Vinci, La Vierge au chardonneret de Raphaël (1505-1506), La Belle Fermière (1507), également de Raphaël, et La Sainte famille au panier de Peter-Paul Rubens (1615).
Léonard de Vinci, La Madone Benois (env. 1480), peinture à l’huile sur toile, 49,5x31,5 cm, Musée de l’Hermitage, à Saint-Petersbourg.

Vierge à l’Enfant (XIVe s.), icône portative provenant du trésor du monastère Vlatádon de Thessalonique et exposée dans le monastère de saint Nikólaos Orfanós, à Thessalonique.

Dans l’hagiographie orthodoxe, on n’hésite pas à représenter sur la même icône deux saints qu’on désire vénérer de concert. Il n’est pas rare aussi de rencontrer des églises dédiées à deux saints. Saint Constantin est toujours honoré de concert avec sa mère sainte Hélène, Côme avec son frère Damien, l’apôtre Pierre avec l’apôtre Paul (représentés parfois se donnant l’accolade); on met côte à côte très fréquemment les deux saints nommés Théodore ou ce sont les archanges Michel et Gabriel, plus rarement saint Dimítrios accompagné de saint Georges, ou encore les deux saints nommés Isidore et autres.
Ce type iconographique sous-entend, de manière ésotérique, le concept de bipolarité, exprimant la nature à la fois masculine et féminine de l’Esprit, ce qui transparaît dans les icônes indépendamment du sexe des saints représentés. Cette bipolarité constitue le déploiement dans notre monde matériel, de l’expression de la Sagesse et de l’Amour du Principe Unique et Unitaire, à savoir de la divine et suprême Dyade créatrice qui encore de manière plus dissimulée, s’exprime schématiquement dans l’archétype de l’Aigle à deux Têtes ou Bicéphale. D’ailleurs, depuis la nuit des temps, des renseignements ont survécu, de même que des références et des représentations de couples d’Êtres divins: Ouranós et Gaía, Crónos et Rhéa, Zeus et Héra, Osiris et Isis et bien d’autres encore. La mythologie présente, entre autres, les couples formés par Orphée et Eurydice, Thésée et Ariane, Jason et Médée, Castor et Pollux. Dans la Bible, quant à elle, on s’y réfère à de nombreux couples en dehors des géniteurs Adam et Ève: on peut citer Abraham et Sarah, Jacob et Rébecca, Salomon et la reine de Saba, Zacharie et Élisabeth, Joachim et Anne. Ces opposés binaires et complémentaires, la bipolarité de ces couples divins, présentent sur un pied d’égalité les deux expressions créatrices divines d’Amour et de Sagesse.
Comme cela se passe dans l’univers, ainsi l’Amour et la Sagesse doivent-ils s’harmoniser à l’intérieur de l’être humain, de sorte que dans l’expression simultanée des deux puisse se manifester la Monade sacrée à l’intérieur de lui, sinon il n’est pas possible d’obtenir des résultats créateurs achevés. En effet, sans amour, la connaissance s’exprime avec cruauté, et sans sagesse, l’amour s’imprègne de légèreté et de sottise.
Du moment où l’univers est empreint du divin Principe Masculin, ou divine Force Active, et du divin Principe Féminin, ou divine Force Réceptive, une foule de symboles ont été adoptés à travers les âges et utilisés dans le cadre d’initiations où l’on retrouve la Dyade divine créatrice, Amour - Sagesse. Pour l’exemple, on peut se référer au symbole d’Isis, qui se compose du disque solaire rouge se posant dans le croissant lunaire argenté; chez les Crétois minoens la double hache (le lábrys) et les doubles cornes de taureau; les deux colonnes Giakin et Boaz du temple de Salomon; les deux serpents opposés au sommet de la crosse des évêques, la balance, et tous les symboles allant par deux et se faisant face, des animaux unis par le cou (lions, paons, colombes etc.) et dont le plus important est l’Aigle Bicéphale.
Dans la religion chrétienne également, la présence des Compléments binaires sacrés, Amour – Sagesse, peut être signalée dans le mystère de la Sainte communion, où le communiant reçoit le pain et le vin, transsubstantiation en Amour et Sagesse divins du corps et du sang du Christ.
Par ailleurs, l’Orthodoxie est le seul des dogmes chrétiens à avoir rendu de manière hautement originale et s’exprimant volontairement de manière non claire, par l’intermédiaire de l’iconographie grecque surtout, les Compléments binaires sacrés Amour - Sagesse, comme nous le disions, en utilisant le plus haut symbole du Principe spirituel qu’est l’Aigle Bicéphale. Plus précisément, l’iconographie orthodoxe, surtout de la période post-byzantine, représente saint Jean Baptiste comme un Être pourvu d’ailes immenses touchant le sol, et avec deux têtes, dont une dans un plat. Cette représentation de Jean Baptiste, nommée pour cette raison d’ailleurs d’après sa décollation, Ἀποκεφαλισθείς (celui qui a subi la décollation), est habituelle sur les icônes portatives. Sur les icônes grecques du XVe siècle, sa tête vénérable est déposée dans le plat se trouvant à ses pieds, tandis qu’on le rencontre avec sa tête tranchée entre les mains, pour la première fois, au XVIe siècle sur une icône de Novgorod en Russie. En tant qu’Être ailé, il est représenté pour la première fois aussi sur une fresque byzantine du XIVe siècle.


Saint Jean le Précurseur (fin XVIIe s.), icône portative, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.



Moine Sýlvestros, Sainte Catherine (XVIIe s.), icône portative, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.

La représentation orthodoxe de l’Être sacré Bicéphale dans son pendant féminin et, cette fois-ci, d’expression populaire, est celle de sainte Paraskéví. On la présente souvent, elle aussi, sous forme d’Être à deux Têtes; en règle générale, elle tient un plat où se trouvent ses deux yeux, ce qui sous-entend encore plus la bipolarité. Mentionnons ici également deux icônes portatives, très rares, de saint Georges, surnommé Céphalophóros (celui qui porte sa tête), tel qu’on nomme ce saint représenté avec deux têtes. Ces deux icônes sont exposées au Musée Bénáki à Athènes. L’une a été peinte dans un atelier crétois de la fin du XVIe siècle, ou du début du XVIIe siècle et provient de Constantinople, et l’autre, datant du deuxième quart du XVIIe siècle, porte la signature de Géórgios Vlastós. Sur ces deux icônes, saint Georges est pourtant dépourvu d’ailes. Par ailleurs, sur les icônes de sainte Catherine, autre expression féminine de l’Être sacré Bicéphale, on peut distinguer ce symbole sublime sur chacun des deux pans du manteau de la sainte peint de telle manière qu’à droite apparaît la tête droite de l’Aigle et à gauche, sa tête gauche (cf. de telles icônes au Musée Byzantin et Chrétien d’Athènes, comme celles peintes au XVIIe siècle par les hagiographes Víctor et le moine Sýlvestros.)

Le texte présent, quoique succinct, puisque se référant à quelques types seulement d’icônes orthodoxes, permet de concevoir l’essence la plus profonde du sens caché des icônes. En effet, le moindre détail se réfère à un thème qui tient une place symbolique dans le sujet traité, thème chargé d’un sens théologique profond qui a dû être consacré pour la première fois par des théologiens demeurés inconnus et dont la sagesse était grande, et la science de la symbolique n’avait pas de secret pour eux. Les peintres qui suivirent au cours des siècles la tradition ecclésiastique en tant que fidèles dépositaires, ont conservé toute cette riche symbolique iconographique, même dans le cas où son interprétation était éventuellement oubliée et sa dynamique ignorée par les tenants même de cette tradition. Pris parmi les nombreux exemples révélateurs de cette pratique, nous en choisissons un, la représentation des saints Géórgios et Dimítrios, dont le nom de l’un renvoie à l’agriculture et de l’autre, à la culture des céréales. Les règles d’usage de l’iconographie orthodoxe ont été rigoureusement codifiées sans aucune déviation dans un nombre important de manuscrits datant de la période d’occupation ottomane portant le titre de Ἑρμηνεῖες τῆς ζωγραφικῆς soit Interprétations de la peinture [5]. Selon ces règles, les deux saints sont représentés habituellement à cheval: saint Dimítrios monte un cheval rouge et tue un homme, Lyaíos; saint Georges par contre, terrasse un dragon du haut de son cheval blanc. Sur de nombreuses icônes, surtout post-byzantines, on distingue à l’arrière du saint, assise sur la croupe du cheval, une princesse de taille minuscule par rapport à ce dernier. Si on fait nôtre la convention selon laquelle le cheval symbolise un véhicule, puisqu’il transporte un cavalier, alors saint Dimítrios est celui qui, par le véhicule de l’amour, symbolisé par la couleur rouge du cheval, arrive à dominer la nature humaine, et le mal qui s’y trouve. Saint Georges, de son côté, est celui qui, par le véhicule de la pureté, symbolisé par le cheval blanc, arrive à détruire le mal impersonnel pris dans sa généralité et à sauver l’âme humaine, personnifiée ici par la princesse.


Saint Georges (XVIe s.), icône portative, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.



Stèle funéraire de Déxíléôs (394 av. J.-C.), Musée du Céramique, à Athènes.

Il est remarquable que la représentation équestre de saint Dimítrios tuant Lyaíos, est directement inspirée de la sculpture représentant, à cheval, le noble Déxíléôs sur sa stèle funéraire et votive: il était tombé sur le champ de bataille de Corinthe, en 394 avant J.-C., à peine âgé de vingt ans. Sur le haut-relief de marbre en question, œuvre sublime d’un atelier attique qu’on peut admirer au Musée du Céramique, on voit Déxíléôs sur sa monture, tel saint Dimítrios terrassant son adversaire combattant à pied.

Il ressort de toutes ces observations que la peinture religieuse en Occident avait pour but principal la satisfaction esthétique de ceux qui en était les commanditaires, s’exprimant par une technique parfaite, une composition et une exécution irréprochables, ce qui explique la représentation réaliste de divers épisodes ou de divers récits tirés de la Bible. Pour cette raison encore, les fameuses madones de tant de peintres renommés sont à même de représenter magistralement de jeunes bergères, des courtisanes ou des bourgeoises, mais certainement pas la Vierge. La peinture religieuse occidentale se distingue par son bavardage, ses gestes théâtraux, elle fait étalage de l’habileté de ses peintres pour rendre, par exemple, la perspective, elle révèle un esprit désacralisé, elle met en avant de manière superficielle le côté anecdotique ou psychologique. Elle présente au spectateur la réalité illusoire du monde des sens et des sentiments à la manière de chacun des peintres, faisant écho de son goût personnel –bon ou mauvais.
Par opposition au tableau religieux, la sainte icône n’est pas faite pour être l’objet soit d’un plaisir esthétique –bien qu’on ne puisse l’exclure- soit d’une curiosité scientifique à satisfaire. L’icône est une hagiographie, soit une peinture représentant le sacré, pas une peinture à sujet religieux: elle a son caractère propre, ses règles propres, que ne définissent pas la mode d’un siècle ni le génie d’une nation, mais sa fidélité à ce à quoi elle est destinée, c’est-à-dire l’universel. L’icône s’exprime avec peu de moyens, puisqu’elle ne montre que ce qui est essentiel, sans faire exhibition du superflu dans le seul but de satisfaire le peintre et de donner un plaisir esthétique au spectateur. Les détails sont permis dans la mesure où ils sont nécessaires d’un point de vue théologique. L’icône est une représentation de la vérité qui n’appartient pas à ce bas monde déchu: elle est en quelque sorte une peinture faite d’après la nature –comme le montre la légende de l’évangéliste Luc- mais pas dans son aspect dégradé et pécheur; elle est faite d’après la nature, non pas telle qu’elle apparaît à nos yeux, mais dans sa dimension renouvelée et au moyen de symboles. Pour en finir, l’icône n’annule pas l’esthétique artistique de la représentation, elle annule seulement tout état d’esprit désacralisé. Des tableaux religieux donc en Occident, des icônes dans l’Orthodoxie [6]: «tableaux, peintures bellement encadrées en Occident, et icônes portatives, icônes d’usage familial dans l’Orthodoxie», comme le disait le peintre Phôtis Kóndoglou [7].

Après l’exposé de ces quelques pensées, je clos avec le récit d’une expérience personnelle très forte arrivée de manière inopinée. La nuit était déjà bien tombée quand je passais devant le Monastère Pétraki, dédié aux Archanges. Je pensais y entrer et allumer un cierge. L’église était presque obscure et déserte. Quelques cierges seulement étaient allumés, éclairant faiblement les icônes du templon de bois et quelques autres icônes ici et là, renforçant l’atmosphère ambiante de recueillement. En passant le seuil de marbre du narthex, je tressaillis sous le silence sonore et profond qui y régnait, et un bourdonnement se fit dans mes oreilles. D’invisibles présences archangéliques faisaient vibrer l’atmosphère du lieu tandis que des ombres immenses tremblaient sur les fresques défraîchies, accentuant occasionnellement les figures ascétiques décharnées des saints dans la pénombre.
Saisi par le dynamisme des lieux, j’ai hésité un instant avant de m’avancer dans l’église proprement dite, regardant avec admiration les grandes icônes du templon, la Vierge et le Christ, à gauche et à droite de la Porte Royale, la porte centrale du chœur menant à l’autel. Dans la faible lumière des cierges, ressortait, lumineux, le fond doré des icônes, tandis qu’on ne distinguait que le pourtour des bustes très vénérables, ce qui les faisait ressembler à d’immenses trous de serrure, tellement ils apparaissaient sombres. Ce fut alors que je réalisai une autre, très haute fonction de la dimension spirituelle des icônes: chaque fidèle qui les approche peut, par l’intermédiaire des saints et des martyrs représentés, passer comme par un trou de serrure, de ce monde impie et grossier des formes et de l’illusion vers la lumière éclatante et dorée du soleil intelligible, symbolisé par le fond couvert de feuilles d’or pur. Ainsi les icônes portatives s’élèvent-elles en canaux de communication entre le monde visible et le monde invisible des Idées éternelles et divines.

N o t e s.

1. Les années post-byzantines correspondent aux siècles de la domination ottomane (après la chute de Constantinople en 1453), à savoir, quatre siècles pour le sud (1821) et cinq siècles pour le nord de la Grèce actuelle (1912). NdT.Πίσω
2. Il est important de préciser que cette représentation est nommée en grec, «Eἰς Ἅδου κάθοδος», soit «Descente dans le monde d’Hádès».Πίσω
3. Toutes les traductions de textes tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament sont celles de la Bible de Jérusalem. NdT.Πίσω
4. Une des rares exceptions à la représentation, dans la peinture occidentale, du Christ tenant l’âme de la Vierge, est à ma connaissance du moins, celle de «la Mort de la Vierge», dans le Livre des Heures d’Étienne Chevalier, un manuscrit illustré par Jean Fouquet (1452-1460) et qui se trouve dans les collections du Musée Condé, à Chantilly.Πίσω

Jean Fouquet, La Mort de la Vierge (1452-1460), manuscrit illustré du Livre des Heures d’Étienne Chevalier, Musée Condé, à Chantilly.

5. Il s’agit de textes destinés à l’usage des illustrateurs et pour cette raison, remplis d’instructions d’ordre technique sur la composition des couleurs tout comme sur la description des principaux éléments décoratifs. Dans la même catégorie de textes, il faut mentionner la très célèbre, Interprétation de l’art pictural et les sources de cet art, Ἑρμηνεία τῆς ζωγραφικῆς Τέχνης, rédigée par le moine et peintre Denys ou Dionýsios de Fourná en Eurytanie, entre 1728 et 1733, avec la contribution d’un autre moine, Kýrillos Photinós de Chio (mort en 1753). Il a été imprimé et traduit à plusieurs reprises parce qu’au XIXe siècle, sa réputation importance a été surfaite: on considérait qu’il fournissait les règles fondamentales de la composition et de l’exécution de l’ensemble de la peinture byzantine, et par conséquent, de sa compréhension. Πίσω
6. Pour en savoir davantage sur les icônes, voir Léonid Ouspenski, L’icône. Quelques mots sur sa signification dogmatique. Voir aussi Phôtis Kóndoglou, Expression, Ekphrasis de l’iconographie orthodoxe, éd. Astir, Al. et E. Papadimitríou, Athènes 1960, t. I, p. 513, t. II. P. 27, ill. 230. Πίσω
7. Phôtis Kóndoglou (1896-1965), écrivain et peintre. À partir de 1924, il a su attirer l’attention de ses congénères sur la pauvreté des représentations religieuses imitant depuis quelques décennies la peinture allemande nazaréenne, en opposition à la peinture byzantine. Après avoir démontré que cette dernière est fondamentalement liée à la culture populaire rurale, il l’a donc réintroduite dans les églises: toute son œuvre littéraire et picturale est empreinte de ces deux enseignements. NdT. Πίσω

*La traduction a été faite par M.-A. Tardy-Kentáka.