Réflexions sur les différences entre une icône
et un tableau religieux[*]
et un tableau religieux[*]
A Dóxa Piombínou.
L’icône s’est totalement vidée de son contenu liturgique en Occident dès le XIIIe siècle ou, plus précisément, après Giotto (env. 1266-1337). C’est le moment où l’art religieux occidental a rejeté son caractère sacré tel qu’on le voit s’exprimer au Moyen-Âge; l’art religieux a alors été entaché par la vision du monde prônée par la Renaissance, tournée qu’elle était vers le profane. De toute évidence, le courant de la Renaissance italienne s’est rapidement propagé à partir de la péninsule italienne vers les autres pays occidentaux où on ne fabriqua alors plus d’icônes, mais des tableaux traitant les sujets religieux selon les nouveaux canons désacralisés de la peinture.
Sans interruption, l’Orient orthodoxe est resté attaché à la facture d’icônes, puisque la peinture était, depuis plusieurs siècles, presque exclusivement religieuse. Toutefois le contenu de l’icône commença à s’altérer progressivement durant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, au même rythme que se désagrégeait, ou que se déformait, la vie spirituelle de tout pays et de toute région orthodoxe. En Grèce et ce, jusqu’à la Révolution de 1821, les peintres d’art sacré ou hagiographes [1], sont restés assez fidèles à la tradition byzantine. Le sentiment religieux perdit de sa vigueur quand le profane fit son entrée dans le pays avec l’établissement de la cour royale de la maison des Wittelsbach à Athènes et de leurs manières d’opérette bavaroise. Se constitua alors une nouvelle classe bourgeoise tournée vers les modes occidentales et par conséquent, vers la peinture profane. Néanmoins, la peinture religieuse n’a jamais cessé d’exprimer les idéaux byzantins.
Une incompréhension très profonde sépare la production d’icônes de celle du tableau de sujet religieux. Rien de plus naturel d’ailleurs de voir se refléter dans l’art cette incompréhension entre l’Église romaine et l’Église orthodoxe d’Orient: dans chacune des Églises, l’expression artistique est en effet imprégnée de cette divergence qui y transparaît clairement.
Le but vers lequel tend l’exercice profane de l’art pictural est de rendre, plus ou moins bien, la réalité illusoire du monde qui nous environne à travers le regard personnel de chaque artiste, qui exprime précisément par son art, les sensations ou les sentiments que fait naître en lui ce monde-ci, et non pas la Vérité. Et l’art religieux occidental n’est pas moins le support de cette même mentalité désacralisée: à la seule différence que, dans son cas, seul le sujet est religieux, alors que le rendu pictural de la scène illustrée se fait de manière naturaliste. En matière de peinture d’ailleurs, soit on accepte la représentation du réel, soit on la rejette, dans lequel cas, on peut parler d’esthétique totalement étrangère à l’art pictural.
Selon la suite logique des constatations précédentes, la peinture religieuse en Occident ne pouvait qu’aspirer à la satisfaction esthétique des donateurs ou des commanditaires; la composition de l’œuvre et son exécution se devaient d’être irréprochables, et on en arrivait forcément à la représentation réaliste de divers récits et épisodes tirés de la Bible. Mais l’œil de la foi n’est pas celui de l’art. Il en découle naturellement que si les fameuses Madones des célèbres peintres occidentaux représentent magistralement de simples payses, des favorites ou des bourgeoises, elles ne peuvent en aucune manière passer pour représenter la Vierge.
En effet, l’hagiographie, ou peinture sacrée par excellence, s’oppose à la peinture figurative, puisque son objectif n’est pas la représentation du monde qui nous entoure, aussi parfaite qu’elle puisse être réalisée. Pour l’hagiographe, la question n’est pas de représenter un arbre, (dans ce cas-là, autant aller admirer un vrai arbre, dans son contexte naturel), mais de montrer l’arbre dans son essence. Par conséquent, du point de vue de l’hagiographie, les questions esthétiques n’entrent pas en ligne de compte. Et de là découle son indifférence pour la perspective, pour le jeu entre les ombres et les lumières, pour la troisième dimension, soit pour tout moyen par lequel on recherche l’imitation la plus fidèle possible du phénomène visuel, et qui constitue donc une concession au naturalisme.
C’est par l’exagération, par la déformation que l’hagiographie tente d’exprimer ce qui est au-delà de la nature, ainsi que la beauté de la lumière invisible, le monde céleste et suprasensible. La figuration de l’apparence de la vie quotidienne n’y a pas sa place, ni celle d’une époque précise, comme on le voit si souvent dans la peinture religieuse occidentale. Bref, l’hagiographie évite la représentation des saints selon leur réalité tangible.
Cependant, même quand le sujet choisi oblige l’hagiographe à représenter aussi des éléments de ce bas-monde (des arbres, des oiseaux, des édifices, etc), il le fait de manière symbolique, étrangère à la peinture occidentale: le monde est représenté épuré, renouvelé en Dieu. De cette manière, l’icône ne concourt aucunement à «leurrer» le fidèle par la perspective, elle ne cherche pas à se faire passer pour autre chose qu’une planche peinte avec des dessins. On est donc amené à conclure qu’il n’y a rien de moins réaliste en peinture qu’une icône.
Dans l’hagiographie, triomphe la synthèse de l’élément supra-rationnel avec le rationnel de la nature, à savoir le mélange du non familier avec le familier, et qui s’est réalisée de manière si unique dans le monde grec. Sur les icônes, les paysages, s’il est permis de parler de paysages, sont représentés comme en suspens dans un espace et un temps illimités. Quant à l’éclat de lumière que constitue l’auréole et qui forme un cadre autour des visages des saints, il montre précisément que ces personnes se sont élevées du niveau terrestre à celui de l’Esprit dans un Éternel illimité.
L’hagiographie ne montrant que l’essentiel, les détails ne sont pas permis, d’un point de vue dogmatique du moins, si ce n’est, théologiquement parlant, absolument indispensable. L’icône est laconique, elle évite toute surcharge, dont la seule raison d’être serait le plaisir créatif du peintre et la satisfaction esthétique du spectateur. Ainsi y chercherait-on en vain la perspective, la propagation linéaire de la lumière, et y voit-on des foyers multiples de lumière qui finissent par annuler les ombres, tellement les sources de lumière diffuse sont équitablement réparties. Pareillement, pas de ligne d’horizon. L’icône représente l’apparition du Divin libérée, et non plus entravée, par les réalités terrestres. Les choses s’y présentent sans volume, sans poids, en fin de compte dépourvues de matérialité. C’est par l’icône que l’invisible devient visible et se manifeste à nos yeux.
La peinture orthodoxe est, somme toute, tellement dénuée de références naturalistes qu’il ne serait nullement risqué de caractériser l’hagiographie d’art abstrait, si le terme d’abstraction n’avait pris de nos jours un sens totalement différent.
L’hagiographie se propose de représenter l’invisible en tant que rayonnement de la lumière de l’Idée, au contraire de l’art occidental qui, même quand il traite un sujet religieux, en reste à la représentation et à l’imitation du monde extérieur: dans ce cas-là, on peut alors parler de simulacre du simulacre. C’est pour cette raison qu’on ne peut voir ni naturel ni réalisme sur les icônes, qu’il y prévaut un style sec, ascétique et sacral. Les saints y sont représentés avec des corps souvent étirés et grêles, aux attitudes figées, qui rappellent ceux des marionnettes, les visages des ascètes sont croqués à grands traits, leurs joues sont creuses, les nez allongés, les yeux immenses, le tout englobé dans la frontalité. Ainsi les saints sont-ils tournés vers les fidèles, plongeant souvent leur regard dans le leur, ce qui permet une relation mystique où les saints se font les intercesseurs des fidèles auprès de Dieu [2]. Dans les scènes où les personnages sont nombreux, particulièrement celles des douze fêtes principales du christianisme, on y représente de profil seulement quelques personnages qui n’ont pas accédé à la sainteté et par conséquent, aucun contact visuel n’est nécessaire entre les fidèles et eux. Nous sommes bien loin des corps contorsionnés des martyrs de la peinture occidentale, avec leurs attitudes théâtrales et pathétiques où les yeux sont embués de larmes et la tête exagérément tournée vers le ciel; les pleurs et la douleur de la Vierge au pied de la Croix expriment une émotion très forte, l’évanouissement des saintes femmes aussi. Peut-on voir, sur une icône, une gestuelle excessive et immodérée, l’affectation mélodramatique des martyrs? Aucunement. Il y règne une sérénité absolue: absence de pathétique, sobriété des gestes, grandeur des attitudes; et les personnages sont maîtres d’eux-mêmes.
Andrea del Sarto, Descente de la Croix (env. 1525),
huile sur bois, 238x198 cm, Palazzo Pitti, à Florence.
Les lamentations de la Vierge, détail d’une icône portative (1620-1645),
église de la Présentation du Christ, à Pátmos.
On attribue deux qualités essentielles à la peinture byzantine: l’herméneutique ou interprétation, et le témoignage historique. Ainsi les icônes, d’une part, interprètent-elles les textes sacrés par le biais de l’image et, d’autre part, représentent-elles des personnages historiques qui ont réellement vécus et dont les actes sur terre sont bien connus.
L’importance de l’icône tient à sa portée profondément éducative et à sa dimension symbolique. Le moindre détail dans sa composition a une raison d’être, dépourvu de caractère décoratif, et donc théologiquement justifiée. Car l’icône ne peut être simplement une œuvre d’art: elle constitue une interprétation des textes sacrés, comme nous le disions plus haut. Elle utilise un langage théologique qui exprime par la peinture, aussi bien que les textes, le dogme et l’esprit orthodoxes. Elle est un langage qui s’adresse aux illettrés et aux gens sans instruction. «Sur les murs, la peinture est muette mais elle parle avec plus d’éloquence et de façon plus utile» [que le texte], «Ζωγραφία σιωπῶσα ἐν τοίχῳ λαλεῖ πλείονα καὶ ὠφελιμώτερα», écrit saint Grégoire de Nysse (331 - fin IVe s.), à propos des fresques, qu’il qualifie ailleurs de «livres porteurs de parole», «γλωττοφόρα βιβλία». Les Écritures ne sont-elles pas un genre de représentation par le biais de la parole? Au contraire le tableau occidental en général est une peinture qui ne vise pas principalement à l’édification du spectateur, mais à son seul plaisir. Les tableaux sur lesquels prédomine souvent un réalisme sentimental, ont un caractère amplement descriptif, anecdotique ou psychologique.
L’hagiographie ne recherche pas, pour sa part, le plaisir esthétique -bien qu’il ne soit pas exclu-, son objectif n’est pas de provoquer le seul plaisir esthétique ni d’éveiller la curiosité professionnelle des historiens de l’art. Elle n’est pas un simple élément décoratif dans une église puisqu’elle occupe une position centrale dans le culte. L’icône est une peinture sacrée, pas une peinture représentant une scène religieuse. Elle a son propre caractère, ses règles propres et elle n’est pas déterminée par le style d’un siècle ou d’un génie national, mais essentiellement par sa fidélité à sa raison d’être, soit d’être universelle.
Tout dans l’icône doit se référer à un monde différent du monde de la matière. Pour cette raison, l’Orthodoxie n’agrée pas les représentations faites d’après nature ou selon l’imagination et la sensibilité de l’artiste, de même la connaissance de l’anatomie n’apparaît pas indispensable. Et pourtant, en fin de compte, l’icône est peinte d’après nature, selon, bien entendu, la vraie nature des choses. Comme le dit saint Théodore Studite (759-826): «Ce n’est pas la nature du personnage qui est représentée, mais sa substance». «Παντὸς εἰκονιζομένου προσώπου οὐχ ἡ φύσις ἀλλ’ ἡ ὑπόστασις εἰκονίζεται». C’est la raison pour laquelle la seule chose qui ne caractérise sûrement pas les icônes, c’est le naturel des personnages. Il est bon ici de rappeler la sainte tradition de l’Église orthodoxe d’Orient sur les icônes: l’évangéliste Luc fut précisément le premier hagiographe et de surcroît le portraitiste de la Vierge qu’il a peinte d’après nature. Comme le rapporte la légende, la Vierge Elle-même lui suggéra comment La représenter; Elle lui suggéra de fait la transcendance de la représentation de la femme précise qu’Elle était, répondant au nom de Marie, en Sa représentation spiritualisée de Mère de Dieu.
Domínikos Théotokópoulos, dit le Greco, L’évangéliste Luc peignant l’icône de la
Vierge conductrice (avant 1567), gouache sur bois, Musée Bénáki, à Athènes.
Cette légende sous-entend que l’icône portative a constitué, dès le départ, la transcendance de la représentation réaliste d’un sujet, puisque l’icône cherche à rendre l’essence éthérique, soit spiritualisée, du personnage représenté. Ceci en opposition à une toile occidentale de sujet religieux. D’ailleurs les archétypes à niveau éthérique, images des Idées divines, se situent à un niveau supérieur à celui de leur réalisation en tant que forme dans la matière.
L’icône représente la Vérité qui n’est pas celle de ce monde déchu; elle est en quelque sorte une peinture faite d’après nature –comme le montre la légende de l’évangéliste Luc- non pas d’après la nature déchue et empreinte du péché, mais elle est faite d’après sa nature renouvelée à l’aide de symboles. Enfin, l’icône ne désavoue pas l’esthétique ni l’art du tableau, mais son éthique désacralisée. On a donc des tableaux religieux en Occident, des icônes dans l’Orthodoxie: «tableaux, peintures bellement encadrées en Occident, et icônes portatives, icônes d’usage familial dans l’Orthodoxie», comme le disait Phôtis Kóndoglou [3].
Albrecht Dürer, La Madone au chardonneret (1506), huile sur bois, 91x76 cm,
Grande Galerie Nationale (Gemäldegalerie), à Berlin
Ággélos Akotándos [4], La Vierge Kardiótissa (XVe s.), icône portative, 121x96,5 cm,
Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.
La grande différence entre les icônes et les représentations occidentales de sujet religieux se situe précisément dans le caractère hiératique de la peinture et non pas dans la perfection artistique du rendu, ni même dans la simplicité et dans la dignité de la représentation. Les tableaux religieux pour leur part n’expriment pas de sentiment vrai ni métaphysique, mais seulement profane. Ils en arrivent souvent à être des œuvres ostentatoires, maniéristes, et encore plus souvent indifférentes au fidèle, sinon superficielles.
L’icône dans l’Église orthodoxe ne se jauge pas à sa valeur artistique et, par extension, à sa valeur marchande; elle n’a aucun lien avec l’aspect profane de l’art dans le monde occidental. L’icône est exclusivement et seulement un objet cultuel, et pour cette raison, elle peut atteindre aux sphères les plus hautes de l’art vrai.
Le caractère sacré de l’icône ne peut être compris, ni expliqué, ni ressenti de manière vraie en dehors de l’église et du rite ecclésiastique, à savoir en dehors de son espace naturel. Étant donné qu’elle n’est pas une œuvre purement artistique, et qu’indépendamment de sa valeur esthétique, sa valeur spirituelle est primordiale, elle ne peut que difficilement accomplir la tâche à laquelle elle est destinée, quand elle est exposée dans un musée. En effet, elle s’y trouve dépourvue de la raison pour laquelle elle a été réalisée, elle perd même totalement sa raison d’être qui est incompatible avec la raison d’être d’une salle d’exposition. Hors de l’atmosphère de recueillement d’une église, hors de la pénombre d’une église orthodoxe et de la lumière tremblante des lampes à huile et des cierges, même si elle est exposée dans une salle de musée et qu’elle est mise en valeur selon les plus grandes exigences esthétiques, elle se retrouve hors de son contexte vital et elle ne peut respirer ni être efficiente.
Le bien fondé de l’exposition d’icônes dans un musée avait déjà été débattu par «le moine dans la vie laïque» (κοσμοκαλόγερος) des lettres grecques contemporaines, Aléxandros Papadiamándis [5] au début du XXe siècle, quand le spécialiste de Byzance, Géorgios A. Sotiríou ( [6], avait conçu la fondation du Musée Byzantin et Chrétien d’Athènes pour y abriter toutes les icônes précieuses en danger d’être volées. Il est inutile, je pense, d’exposer ici la position, évidente pour un Grec, prise par le célèbre homme de lettres quant à la question dans son ensemble, une question idéologiquement insoluble. Et bien sûr, parce que leurs recherches ne peuvent s’appuyer que sur le pragmatisme, le point de vue des archéologues a primé sur le point de vue spirituel, tout de même incontournable. Tout ceci rend tout à fait compréhensible la réaction d’une Moscovite âgée et sans instruction, en visite au fameux Musée Tretyakov, dans sa ville, et qui non seulement se signait devant chaque icône exposée, mais qui voulait aussi faire une génuflexion, mettant en marche, sans le vouloir, le système d’alarme du musée et affolant les gardiens. Cela se passait de surcroît à l’époque où le régime soviétique s’était durci sous Léonid Brejnev. L’amie française avec laquelle je visitais le musée, ne pouvait comprendre la réaction, on ne peut plus saine, à mon avis, de la brave dame au fichu blanc sur la tête. Comme la plupart des Occidentaux cultivés, cette amie française était enfermée dans un esthétisme stérile et intellectuel où la rationalisation est utilisée de manière puérile; elle a donc commentée avec ironie la «naïveté» de cette femme du peuple, puisque tant d’années de lavage de cerveau idéologique n’avaient pas réussi à déformer ni à entamer le moins du monde sa foi spontanée et profondément sincère, ni encore à la retrancher de la communion vivante avec le Divin.
Ne voir les icônes que sous le prisme de l’art serait un non sens puisqu’il s’agit de créations utilisées pour le culte et les offices, indifféremment si elles ont pu acquérir une valeur esthétique et si elles ont été transférées d’un musée sacré qu’est l’église, dans un temple impie de l’art que constitue le musée.
Les icônes portatives étaient considérées au début du christianisme comme non faites de main d’homme, ou bien leur réalisation était attribuée, comme nous l’avons déjà mentionné, à saint Luc l’évangéliste. Les hagiographes n’ont pas exercé leur activité créative en tant qu’artistes, selon l’acception habituelle du terme d’artiste en Occident, mais en tant qu’intermédiaires. D’ailleurs durant des siècles, les hagiographes se recrutaient quasi exclusivement parmi les moines et dans le clergé. Par ce fait même, ils ne concevaient pas la peinture d’icônes comme un art, mais comme une ascèse quotidienne. Par conséquent, ils se considéraient en règle générale comme d’humbles serviteurs de cette peinture, s’en tenant à un strict anonymat. C’est cet état d’esprit qu’ont exprimé de manière unique les hagiographes sur les icônes portatives, les fresques murales, les mosaïques et les enluminures; et quand bien même ils ont commencé à signer leurs œuvres, leur signature était toujours précédée de cette expression inégalée: «διὰ χειρός…», «de la main de…» Ceci s’est passé après que les icônes ont commencé, surtout dans les années post-byzantines [7], à être produites dans des ateliers de Crète, mais aussi dans ceux des îles de l’Heptanèse, régions sous domination vénitienne, et sur commande: de là découle leur statut en tant qu’objets de commerce, gagne-pain et même source d’enrichissement. Désormais professionnels, et pas nécessairement moines, les hagiographes sont donc sortis de l’anonymat de leurs collègues des années byzantines, cherchant à être reconnus, ne serait-ce qu’à un faible degré, tout en conservant leur humilité accoutumée.
La mutation dans les mœurs des hagiographes s’est réalisée très tard sous l’influence de l’art occidental et plus particulièrement de l’art italien. Les hagiographes ont peu à peu commencé à imiter des gravures occidentales [8] qui arrivaient jusqu’aux monastères et qu’ils imitaient en tout, effectuant les changements nécessaires, bien sûr, pour rester dans les limites des conventions du dogme orthodoxe et de la tradition grecque de l’hagiographie. Et tandis que dans la composition des icônes portatives ainsi que dans la disposition des personnages sacrés, ils suivaient l’optique occidentale, et bien qu’ils soient tentés d’impliquer sentimentalement le spectateur ou le fidèle par la désacralisation du Divin, surtout dans les figures du Christ et de la Vierge, ils ont quand même continué à peindre selon les stéréotypes de la peinture orthodoxe utilisée pour le culte; ils n’ont cessé d’appliquer «les modèles traditionnels» quant à la représentation des saints, les drapés stylisés des vêtements, l’usage du fond doré pour rendre le transcendant, ignorant sciemment les nuances de tons et la perspective atmosphérique. Un des exemples les plus représentatifs de cette nouvelle tendance est L’Adoration des Mages (1667) du peintre crétois, Emmanuel Tzánés, surnommé Bounialís (1610-1690). Il est cependant un fait que les plus réputés des peintres d’icônes, les maïstorès ou maîtres d’œuvre de ces temps-là, étaient capables de peindre avec une grande facilité les icônes alla maniera greca ou alla maniera latina, selon les termes de l’époque, donc dans deux styles différents.
Emmanuel Tzánés, L’Adoration des Mages (1667), icône portative,
tempera sur bois, 85x60 cm, Musée Byzantin et Chrétien, à Athènes.
Les deux éléments opposés de la tradition byzantine et de la recherche esthétique de la Renaissance ont été très heureusement mariés par le peintre grec Domínikos Théotokópoulos, dit le Greco: la première lui avait été enseignée durant son apprentissage dans les ateliers d’hagiographie de son île natale, la Crète, et la seconde quand il arriva en Italie, hagiographe en pleine possession de son art, puis, plus tard, en Espagne, où il est mort en 1614. L’œuvre de Théotokópoulos est la seule où se rejoignent avec génie, tant l’intense spiritualité et le mysticisme de l’hagiographie, que la thématique et, surtout, la technique de la Renaissance; son œuvre est donc la seule où s’allient l’essence de l’hagiographie et l’esthétique novatrice de la Renaissance.
Domínikos Théotokópoulos, Saint Pierre et saint François d’Assise
(1595), huile sur toile, 167x113 cm, Musée du Prado, à Madrid.
L’altération de l’esthétique iconographique a eu pour conséquence naturelle que les hagiographes, qui étaient au départ des créateurs anonymes d’objets destinés au culte, dont les icônes, se sont graduellement mus en artistes avec une personnalité et une créativité propres, ce qui les a poussés à signer leurs œuvres dans le cadre de l’exercice d’un métier [9]. Dès le XVe siècle, apparaissent des icônes signées en Crète et dans l’Heptanèse par des hagiographes qui avaient fait leurs classes à Venise ou dans les régions dominées par Venise, pour s’établir ensuite là où ils pouvaient avoir une clientèle, et surtout en Crète. Ce que nous savons des hagiographes les plus anciens, toujours anonymes, provient de témoignages qui ont été sauvegardés par les chroniqueurs. C’est surtout au XVIIe siècle et dans les îles de l’Heptanèse, que s’est généralisée chez les hagiographes, même les plus médiocres, l’habitude de signer leurs œuvres dans lesquelles, d’ailleurs, ils se sont permis de grandes libertés, principalement dans la composition. Sur les hagiographes exerçant dans des régions sous domination vénitienne, nous disposons, surtout en Crète, d’une foule de renseignements tirés principalement d’actes notariés. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’usage de signer les œuvres s’étend aux peintres provenant d’Épire, du Péloponnèse et de Grèce Centrale qui se déplaçaient dans les pays slaves, particulièrement en Roumanie, où reste une grande quantité de leurs icônes portatives. Ils ont aussi décoré de fresques, toujours selon les règles de l’art byzantin, les églises qui avaient été rénovées ou construites dans ces régions à leur époque.
Fresque datant de 1802 de l’hagiographe Michaíl de Chionádes, église du
Monastère de la Sainte Trinité de Bythoú (anc. Dólou) près de Pendálofo
(anc. Zoupáni) dans la province de Vóio, à Kozáni.
En tout cas, la peinture des populations grecques, aussi bien que celle des autres populations orthodoxes de l’Europe du Sud-est, a continué, même après la prise de Constantinople, à se distinguer de manière frappante de celle de l’Occident, principalement par son attachement à l’art byzantin, et ceci en dépit des influences étrangères; cet art a été dominant pendant quinze siècles et il n’a pas cessé de constituer une expression vivante, encore à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, du moins jusqu’à la création de l’État grec avec un territoire limité. La seule exception en Grèce est l’École de l’Heptanèse, qui a tenté de réaliser le renouveau pictural de l’hagiographie, mais qui finalement l’a fait dégénérer en un style «néo-byzantin» de mauvais goût qui, fort heureusement, s’est limité géographiquement aux îles ioniennes.
Les principaux représentants de l’École de l’Heptanèse, Panagiótis Doxarás (1662-1729) et Nikólaos Doxarás (1690/1710-1775), père et fils, Nikólaos Koutoúzis (1741-1813), Nikólaos Kantoúnis (1768-1834) et à leurs côtés, d’autres, comme Iérónymos (Gérólymos) Plakôtós (env. 1670-1728), dit Pittóros, soit le Peintre, et Ioánnis Koráis (?-1799) n’ont rien de commun avec les hagiographes, bien qu’ils aient travaillé sur des tableaux religieux, et que la majorité de leurs œuvres ornent les églises de l’Heptanèse. Ce sont eux qui ont aboli l’usage du support de bois, adopté la peinture à l’huile (tableaux sur toile), et opté pour le naturalisme, suivant la vision et la technique occidentales; l’expression religieuse artistique a ainsi fini par se désacraliser dans l’Heptanèse. En résumé, cette École constitue une branche de l’art occidental à insérer dans l’esthétique de la Renaissance ou pire, du Baroque; elle n’est qu’une pâle imitation provinciale de la peinture italienne, en totale contradiction avec l’art byzantin et avec l’état d’esprit orthodoxe.
Nikólaos Doxarás, La naissance de la Vierge (2e moitié du XVIIIe s.),
plafond de l’église de Fanéroméni de Zante, huile sur toile,
400x300 cm, Musée Byzantin de Zante.
Peu après la création de l’État grec et le transfert de la capitale de Nauplie à Athènes, en 1833, la cour bavaroise exerça une influence déterminante avec l’apport de mœurs étrangères; on remarque alors, suivant le modèle des peintres Nazaréens allemands, une telle transformation dans la production d’icônes, du point de vue technique et thématique, mais aussi en ce qui concerne son essence même, qu’on peut désormais parler en Grèce aussi, de peinture religieuse au lieu d’hagiographie. Comme les peintres de l’Heptanèse, les Nazaréens aspiraient à l’amélioration, suivant leurs propres critères, de l’art byzantin, en introduisant la peinture à l’huile sur toile en trois dimensions et en adoptant le rendu naturel des formes [10]. Le style post-nazaréen a été graduellement consacré comme art religieux officiel dans la Grèce contemporaine, même dans ses expressions les plus populaires, et cet art a couvert trois générations de peintres en un siècle, faisant prendre de grandes proportions à la querelle entre les tenants de la peinture de style byzantin et ceux de la peinture de style occidental dans les églises. L’implication cependant, et l’obstination surtout de Phótis Kóndoglou, à combattre la peinture imitant la mode occidentale, a favorisé, dans la moitié du XXe siècle, le retour à l’esprit de la peinture d’icône orthodoxe. L’apparition dynamique, la présence prépondérante de Kóndoglou a amené un vent de renouveau dans les modèles byzantins et dans les arts en Grèce, grâce aussi au secours porté par d’autres artistes de la fameuse Génération des années Trente: Spýros Papaloukás, Agénor Astériádis, Spýros Vassilíou et autres. [11]
Sur les tableaux occidentaux, même sur ceux dont le sujet est religieux, domine le ton personnel de l’artiste, dont on juge la capacité à exprimer ses sentiments, ainsi que l’originalité dans la composition ou son éventuelle excentricité. La subjectivité est grandement responsable de la crise qui a profondément frappé l’art, puisque l’art se doit d’être objectif pour répondre au besoin de l’éducation, de l’amélioration des êtres humains. Le peintre occidental est sous le charme du simulacre du monde qui se présente à ses yeux, il s’y perd lui-même avant d’induire à son tour en erreur le spectateur par l’image qu’il présente, pour la simple raison qu’il est incapable de voir l’expression du Divin dans la matière, ni Sa présence en toute chose. D’ailleurs c’est pour cette raison que le monde a été nommé ainsi en grec, cosmos [12], le monde organisé en opposition au chaos. Par conséquent, dans la peinture religieuse occidentale, le sens de l’universel, qui caractérise les icônes, disparaît, ou il en est absent. Au point de vue artistique, il en découle le plus souvent des œuvres bavardes, présomptueuses, copiant des attitudes théâtrales, où ressort de manière ostentatoire l’habilité du peintre à rendre par exemple la perspective; le ton général des œuvres est franchement tourné vers le profane et en tout cas, il est d’une subjectivité incoercible. Et comment en serait-il autrement puisqu’on y représente de manière illusoire la réalité, elle-même illusoire, du monde des sensations et des sentiments, rendu selon la manière dont l’artiste le ressent et l’appréhende, reflétant son goût personnel, bon ou mauvais, peu importe? Durant les années de la Contre-Réforme, sur les tableaux de sujet religieux de style baroque, l’absence totale de spiritualité est manifeste: il y souffle un air malsain de décadence morale, et le spectateur se sent agressé dans son affectif par la vivacité et la rudesse dans l’expression des passions (l’exemple le plus caractéristique est l’œuvre du Caravage, au tournant entre le XVIe et le XVIIe siècle, avec ses saints si terrestres).
Michelangelo Merisi ou Merighi, dit le Caravage, La Mise au tombeau (env. 1603),
huile sur toile, 300x203 cm, Pinacothèque du Vatican, à Rome.
Dans l’iconographie orthodoxe au contraire, la personnalité des hagiographes perce seulement dans la mesure où ce dernier arrive à transmettre avec force au fidèle un condensé du dogme de sa religion, pour lui faire atteindre une certaine élévation, une certaine transcendance. La personnalité de l’hagiographe ne doit intervenir que dans la mesure où elle ne gêne pas la relation entre le fidèle et la réalité de l’Église. C’est la raison pour laquelle, à l’époque byzantine, les hagiographes ne signaient pas leurs œuvres et qu’ils conservaient leur anonymat.
La qualité fonctionnelle et spirituelle de l’art sacré est tout naturellement proportionnée d’abord à la liberté spirituelle de l’hagiographe et, en second lieu, à sa dextérité, et en disant liberté, on entend «la parfaite délivrance de toute passion et de tout désir profane et charnel», selon saint Syméôn le Nouveau Théologien (Discours 87). Pour devenir hagiographe, un apprentissage de longues années ne suffisait pas, comme en Occident, auprès de maîtres réputés. L’hagiographe devait suivre une règle de vie stricte, irréprochable, animée d’une foi profonde; il devait être de toute manière un chrétien convaincu, pieux, participant à une ou deux veillées de prière, observant le jeûne durant une semaine au moins avant de commencer à peindre une icône [13].
Après, bien sûr, avoir été tentés de signer leurs œuvres, les hagiographes ont fait précéder de leur nom ce magnifique «διὰ χειρός…», «de la main de…»: cette pratique que je crois, si je ne me trompe, unique dans le monde entier, constitue un exemple de ce qu’un authentique artiste se doit de faire, se posant face à sa création, non cependant par fausse modestie mais au contraire, par une juste appréhension du rôle qu’il est appelé – ou plutôt qu’il a été appelé- à jouer dans la chaîne des humains. Par l’expression «de la main de…», il sous-entend que l’icône a été peinte par la Grâce divine et que l’hagiographe qu’il est, a simplement mis sa main et ses connaissances au service de sa réalisation picturale.
Pavel Alexandrovitch Florenski [14] écrit à l’adresse des hagiographes: «Cependant ce n’est pas vous qui offrez à nos yeux joyeux ces idées vivantes…; ce que vous avez réalisé, c’est la suppression de tout obstacle qui cachait leur lumière à nos yeux… Grâce à vous, nous voyons maintenant ce qui n’est plus votre œuvre, mais l’existence absolument réelle de ces Personnages».
Les règles en usage dans l’iconographie orthodoxe sont rigoureusement codifiées sans aucune déviation possible dans un nombre important de manuscrits datant de la période d’occupation ottomane et qui portent le titre de Ἑρμηνεῖες τῆς ζωγραφικῆς soit Interprétations de la peinture [15]. L’hagiographe se doit de suivre des règles inviolables; quant aux compositions, elles ne sont pas disposées au hasard sur les murs de l’église mais selon un ordre qui suit la disposition architecturale et le dogme. Toutefois l’hagiographe les applique, comme il est bien naturel, de sa propre manière, qui est déterminée, influencée par son caractère propre, sa personnalité unique et irremplaçable. Pour cela, malgré le caractère «conservateur» de l’hagiographie, malgré l’apparente rigidité de la composition due aux formes stéréotypées et à leur maintien austère d’où le mouvement est absent, malgré les limitations qui en découlent, il est finalement possible de reconnaître le style et la personnalité de chaque iconographe qui demeure toutefois anonyme. Cependant, même si ce style personnel demeure, même si la personnalité de l’hagiographe se laisse déceler, son individualité est annihilée de même que l’indépendance de son expression. L’hagiographe cesse d’être un individu tout en demeurant une personne.
Le peintre occidental a pour principal souci de faire la preuve de son adresse, ce qui se fait, bien sûr, aux dépens de la vérité de l’œuvre. Ainsi le sujet principal du tableau se perd-il au milieu de nombreux détails qui déforment le contenu et qui désorientent le spectateur auquel on envoie des messages trompeurs. On veut provoquer en lui un plaisir purement esthétique de concert à son admiration pour l’habileté du peintre. De cette manière, le peintre occidental, la mentalité occidentale, déprécie la relation liturgique entre l’Église et les fidèles, et la réduit à une simple relation esthétique.
Les hagiographes ne sont pas –et n’ont d’ailleurs pas besoin d’être- des coloristes. Les couleurs des icônes demeurent distinctes, elles ne subissent pas de mélanges, elles ne se superposent pas les unes aux autres, elles n’imitent pas la couleur d’un objet précis.
Au contraire, quand les Occidentaux peignent des tableaux soit d’art profane soit de sujet religieux, ils apparaissent souvent comme d’excellents artistes, voire exceptionnels d’un point de vue purement pictural grâce à leur technique magistrale. Mais leurs tableaux ont besoin de l’éclairage adéquat pour être mis en valeur, ce dont les icônes n’ont nullement besoin. Ce dont les icônes ont besoin, peut-on penser, c’est de la pénombre et de l’atmosphère de recueillement des églises où elles rayonnent d’elles-mêmes sur ce qui les entoure d’une lumière immatérielle, divine, non-créée. Et elles ont absolument besoin de la pureté de la foi de ceux qui les honorent. La foi des fidèles transforme tout particulièrement les saintes icônes.
R é c a p i t u l a t i o n.
La signification dogmatique de l’icône a été clairement codifiée par l’Église orthodoxe durant la Querelle des Icônes, aux VIIIe et IXe siècles. Du point de vue de l’Orthodoxie, les icônes n’enfreignent pas au caractère indescriptible du Divin, elles ne contribuent pas à le dénuder, comme le pensaient les iconoclastes, thèse qui est aussi celle du judaïsme et de l’islam. Comme le note le plus grand défenseur des icônes, Saint Grégoire de Nysse, et qui ne réfute pas l’impossibilité d’appréhender le Divin, tous les prophètes de l’Ancien Testament ont vu une certaine image de Dieu, mais pas Son essence vraie. D’ailleurs Dieu Lui-même crée des images. Il donne le jour à son Fils unique qui est l’image vivante et naturelle du Père qui crée l’être humain à Son image. L’icône constitue donc un fac-similé d’une personne existante, d’un saint ou de l’Homme-Dieu. D’ailleurs il existe une différence essentielle entre l’icône et son modèle représenté.
Les icônes révèlent la réalité que les yeux humains ne peuvent approcher. Et bien sûr, Dieu invisible n’est pas représenté sur l’icône, mais la chair qui est visible. Et tandis que dans le judaïsme, on ne pouvait représenter Ce qu’on n’avait pas vu, nous pouvons, nous, les chrétiens, le faire, puisque nous L’avons vu.
Les icônes sont des objets de la liturgie qui conduisent les fidèles à la relation immédiate avec la grâce et l’essence même de la personne représentée puisque la matière est sanctifiée dans l’Église. Elles ne sont pas des idoles ni des objets d’adoration auxquels on rend un culte, mais des objets devant lesquels on s’incline puisque l’adoration est réservée à Dieu seul. D’ailleurs les idoles diffèrent des icônes puisqu’elles contiennent toujours un mensonge, soit quant à l’aspect, puisqu’elles représentent des êtres inexistants, soit quant au contenu, puisqu’elles représentent des dieux inexistants. Au contraire les icônes constituent le support servant à se souvenir de personnes ayant existé, ou de faits, ou de miracles qui ont eu lieu. Par conséquent, les icônes diffèrent des idoles: a) parce qu’elles constituent des représentations de personnages et de faits réels et historiques, se trouvant en relation personnelle et essentielle de sainteté avec l’Un et seul vrai Dieu, et b) qu’elles ne sont pas divinisées.
Les icônes portatives peuvent ne pas être des œuvres d’art, au sens propre du terme, mais leur valeur iconographique est inestimable puisque, de pair avec les fresques, les mosaïques et les enluminures, elles complètent «l’album de la grande Épopée orthodoxe dans sa diversité iconographique». Pour les Byzantins, l’icône est une écriture en images destinée à la transmission de l’histoire et du dogme.
Les différences entre les icônes et les tableaux religieux sont considérables non seulement quant à leur forme mais aussi quant à leur nature théologique et éthique. Pris dans un cadre plus élargi, il s’agit d’un différend culturel et idéologique, et pour cela même, il est difficile d’entrevoir une communauté de vue.
L’Orthodoxie est le christianisme de l’icône au même degré que le Catholicisme romain est le christianisme de la statuaire; pour sa part, «le Protestantisme est celui des chants et de la musique liturgiques», se plaît à dire le pasteur français Michel Leplay. Et à juste titre, j’en conviens, puisqu’on pourrait qualifier d’icônes vocales les chœurs protestants.
Une icône condense en elle tout Byzance. La quintessence de Byzance, c’est une Vierge à l’Enfant, une Vierge Glycophyloússa, qui embrasse tendrement le Christ, une Vierge Pandánassa, qui règne sur l’univers; et n’oublions pas non plus les louanges à la Mère de Dieu psalmodiées dans l’Orthodoxie tous les vendredis du carême [16].
L’indifférence de l’Occident pour l’hagiographie est due à la conception selon laquelle l’hagiographe est plus un artisan qu’un artiste. Cependant, si l’on accepte ce point de vue – puisque l’idée que l’Occident se fait de l’artiste ne paraît pas juste aux orthodoxes-, l’hagiographe n’est même pas un artisan ordinaire. Cet artisan doit vivre de manière irréprochable et jouir de la considération de ses concitoyens. De leur côté, les hagiographes ne se considéraient pas non plus comme des artistes, et par conséquent, ils ne pouvaient pas plus considérer leurs œuvres comme des œuvres d’art.
L’hagiographe ne recherche pas à rendre d’après nature la réalité de ce bas monde, puisqu’il ne ressent aucun besoin de le montrer tel qu’il apparaît à nos yeux, même selon sa conception personnelle et son point de vue, mais il se doit de permettre aux fidèles d’accéder à d’autres mondes plus spirituels. La subjectivité est totalement absente de la peinture byzantine.
Les Grecs et, de manière générale, les hagiographes agissent en théologiens là où les peintres occidentaux peignent des sujets religieux dans un but décoratif et esthétique, et dans le pire des cas, avec une surenchère de détails.
En Occident, les amateurs d’art ont commencé à s’intéresser aux icônes avec le grand tournant du début du XXe siècle, quand leur réparation et leur restauration les ont fait connaître d’un public plus large. En tout cas, le fait est qu’on ne peut pas comprendre le grand tournant de l’art au XXe siècle, si l’on ignore la redécouverte, la nouvelle évaluation et l’influence que l’icône a eu, ou si l’on ignore la contribution décisive des artistes slaves, et donc influencés dans leur vision du monde par leur confession orthodoxe. Citons comme exemple Vassily Kandinsky (1866-1944) et le courant pictural russe du constructivisme et celui du suprématisme, dont le représentant principal a été Kazimir Malevitch (1878-1935).
Kazimir Malevitch, Carré noir et carré rouge (1915).
Vassily Kandinsky, Composition IV (1911), huile sur toile, 159,5x250,5 cm.
Kunstsammlung Nordrhein-Westfallen, à Düsseldorf.
Notes.
1. Nous utiliserons désormais le terme d’hagiographe pour désigner le peintre d’art sacré orthodoxe et d’hagiographie pour désigner l’exercice de cette peinture. Le terme de peintre se réfèrera généralement au peintre occidental qui exerce un art profane, même quand il peint des toiles qui représentent une scène religieuse. NdT.
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2. La peinture occidentale a totalement enfreint à la règle de représentation des personnages de face, sur les tableaux de sujet religieux, à savoir à la loi de frontalité, qui a toujours été respectée par les Grecs jusqu’au XIXe siècle, quand ils ont commencé, eux aussi, à faire des tableaux représentant la réalité: jusqu’alors, ceci était en dehors du champ de leurs intérêts. La loi de frontalité a été insérée toutefois, dans différentes expressions authentiques de la culture populaire grecque. Elle a été, par exemple, respectueusement observée jusqu’à maintenant par les groupes de chants rébétika qui s’assoient tous sur l’estrade, les plus importants comme les autres, sur une même rangée, le visage tourné vers les habitués des grandes salles de cafés populaires.
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3. Phôtis Kóndoglou (1896-1965), écrivain et peintre. À partir de 1924, il a su attirer l’attention de ses congénères sur la pauvreté spirituelle des représentations religieuses imitant depuis quelques décennies la peinture allemande nazaréenne, en opposition à la peinture byzantine. Après avoir démontré que cette dernière est fondamentalement liée à la culture populaire rurale, il l’a donc réintroduite dans les églises: toute son œuvre littéraire et picturale est empreinte de ces deux enseignements. NdT.
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4. Ággélos Akotándos (XVe s.), hagiographe crétois, est reconnaissable à sa sensibilité dans les couleurs et la composition, à la finesse des personnages et à la grande attention qu’il donne aux détails. Sa réputation était telle que pendant le long siège d’Héráklion par les Ottomans, une famille demanda qu’on lui envoie de Venise «une icône de la Vierge par le Sieur- Ággélos», comme en témoignent les archives crétoises de Venise. NdT.
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5. L’œuvre d’Aléxandros Papadiamándis (1851-1911), grand écrivain originaire des Sporades, est centrée sur les petites gens de son île de Skiáthos, évoluant dans leur vie quotidienne et la pratique de leur culte. Il est surnommé le saint des lettres grecques tant pour son regard sur les humbles, que pour la vie d’austérité monastique qu’il a menée. NdT.
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6. Géórgios Sotiríou (Spétsés 1880 – Athènes 1965), byzantinologue. Il a dû se battre contre la mentalité imposée depuis 1830 par les Bavarois qui refusaient de voir un quelconque intérêt dans les onze siècles de culture byzantine (330–1451). Géórgios Sotiríou, comme l’archéologue et architecte, Anastássios Orlándos (1887–1979), sont les fondateurs de l’archéologie byzantine en Grèce. G. Sotiríou fonda le musée Byzantin et Chrétien d’Athènes, le premier du pays, et le dirigea de 1923 à 1961. NdT.
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7. Les années post-byzantines correspondent aux siècles de la domination ottomane (après la chute de Constantinople en 1453), à savoir, quatre siècles pour le sud (1821) et cinq siècles pour le nord de la Grèce actuelle (1912). La production d’icônes ne s’était pas arrêtée, elle est caractérisée d’une part par l’appauvrissement graduel des techniques puisque la formation des peintres en un long apprentissage n’était plus possible, et d’autre part, par un très fort attachement à la tradition picturale religieuse, comme unique expression de la culture et de la nationalité grecque et orthodoxe, face à un conquérant musulman, donc Turc. NdT.
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8. Datant pour la plupart du XVIe siècle et représentant des tableaux de peintres célèbres en leur temps, comme par exemple ceux de Raphaël par l’Italien Marcantonio Raimondi (env. 1480-env. 1534), les gravures circulaient en Occident, et elles étaient l’équivalent des reproductions photographiques d’œuvres de peinture d’aujourd’hui. En Grèce, elles ont amplement circulé dans les régions dominées par les Vénitiens, surtout dans l’Heptanèse, et elles provenaient très majoritairement de graveurs hollandais, dont nous nommerons à titre indicatif: Cornelis Cort (env. 1533-env. 1578), Jan Sadeler (1550-1600) et Hieronymus Wierix (1553-1619). Pour plus de détails à ce propos, cf. Yánnis Rigópoulos, «L’Hagiographe Théódoros Poulákis et la chalcographie hollandaise», Athènes 1979 (Γιάννης Ρηγόπουλος, «Ὁ ἁγιογράφος Θεόδωρος Πουλάκης καὶ ἡ φλαμανδικὴ χαλκογραφία»). Et du même auteur, Influences hollandaises dans la peinture post-byzantine. Problèmes de syncrétisme culturel, (Φλαμανδικὲς ἐπιδράσεις στὴ μεταβυζαντινὴ ζωγραφική. Προβλήματα πολιτιστικοῦ συγκρητισμοῦ), éd. Bastas-Pléssas, Athènes, 1998.
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9. Il vaut la peine de mentionner les mots dont se servent quelques peintres pour se désigner du moment où ils commencent à signer leurs œuvres. À l’avant de leur signature, on peut souvent lire l’indispensable mention «de la main de…» dans des inscriptions à l’orthographe habituellement mauvaise, et où ils parlent d’eux dans les termes suivants: «soi-disant peintre…», «peintre de peu…», «homme de peu d’importance, humble, qui représente les saints par sa peinture laborieuse…», «hagiographe de peu de valeur…», «pitoyable et humble peintre….», «humble serviteur…», «étranger à toutes vertus…». Toutes ces phrases sont l’expression de leur humilité, dont la plus caractéristique pourrait être cette dernière: «Avec l’aide de Dieu, a pris fin le labeur présent par ma main, à moi, laborieux peintre»…
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10. Les conceptions des Nazaréens qui expriment l’esthétique de la Renaissance, ont été introduites pour la première fois en Grèce par le Bavarois Ludwig Thiersch (1825-1907): sa première œuvre en Grèce a été la réalisation des fresques de l’église du Sauveur de Lycodème (église dite Russe) de la rue Philellínon à Athènes, à partir de 1850, avec l’aide de ses élèves, dont Nikifóros Lýtras (1832-1904). Thiersch a enseigné à l’École des beaux-arts d’Athènes de l’époque, entre 1852 et 1855, après quoi, il est subitement parti de Grèce pour ne jamais plus y revenir. En dehors de Thiersch, les principaux représentants en Grèce du style post-nazaréen ont été Konstandínos Fanéllis (1791-1863), Spyrídonas Hadjiyannópoulos (1832-1905), qui a exécuté entre autres les fresques de l’église de Sainte Irène dans la rue Éolou, à Athènes, et Konstandínos Artémis (1878-1972). Ces peintres ont représenté sur toile des tableaux historiques aux sujets simplement religieux, totalement étrangers cependant à la thématique de l’iconographie orthodoxe, comme par exemple, «L’homélie de saint Paul à l’Aréopage», ou «Laissez les petits enfants venir à moi». Pour plus de renseignements, cf. D. Papastámos, L’influence de la pensée nazaréenne sur la peinture ecclésiastique dans la Grèce contemporaine. Konstandínos Fanéllis, Ludwig Thiersch, Spyrídonas Hadjiyannόpoulos, Konstandínos Artémis, éd. du Musée Aléxandros Soútsos – Pinacothèque Nationale, Athènes, 1977, p. 273.
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11. Spýros Papaloukás (1892-1957), Agénor Astériádis (1898-1977), Spýros Vassilíou (1902-1985). Ils font partie de la Génération des années Trente, ils ont été instruits dans les courants picturaux et architecturaux dominants en Europe et, avant tout, à Paris. Mais ils n’ont pas vraiment pu travailler à leurs œuvres avant d’avoir trouvé leur identité en tant que Grecs d’aujourd’hui. Un peu plus de cent ans après l’Indépendance, la langue à utiliser par les hommes de Lettres étaient encore au cœur des débats. Les peintres se devaient d’examiner leur tradition picturale sans aller chercher directement dans celle de l’Antiquité, trop éloignée, mal connue et idéalisée selon des critères étrangers. Les icônes constituaient la branche principale de leur tradition, dont la beauté évidente ressort de la conjugaison de règles issues d’une réflexion profonde sur la vie et le destin des humains. Ce n’est qu’après avoir recherché et trouvé leur identité qu’ils ont pu créer leur propre peinture ancrée dans la réalité de la vie de leur temps et dans la lumière particulière de la Grèce, avec des couleurs franches, et après avoir choisi dans les influences antiques et étrangères, celles qui leur convenaient et avec lesquelles ils ont su composer. NdT.
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12. L’historien Hérodote est le premier à dire que le mot théos, dieu, provient du verbe tithêmi, poser, parce que ce sont les dieux qui ont posé l’ordre (le cosmos) dans le chaos initial. Ils ont ordonné le monde et l’ont embelli, d’où le second sens de cósmos, la décoration, le bijou. On a fabriqué l’adjectif français cosmétique à partir de ce second sens. NdT.
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13. L’extrait d’une chronique donne l’état d’esprit dans lequel les icônes étaient autrefois peintes: on y raconte comment le moine Iámvlikhos Romanós a réalisé en 1648 une copie de l’icône miraculeuse de la Vierge Portaïtissa qui se trouve dans le monastère Ivírôn du mont Áthos. Cette icône avait été envoyée comme présent par le Patriarche Parthénios en 1654 au tsar de Russie, Alexis 1er Mikhaïlovitch, et elle est conservée aujourd’hui à Moscou, dans la chapelle de la Place Rouge, bâtie dans le seul but de l’y préserver. Voilà l’extrait: «La planche sur laquelle a été peinte la copie a été auparavant bénie, elle a ensuite été lavée avec de l’eau bénite, on a rajouté à la peinture de la poudre tirée de reliques saintes; tout le long de la durée où le peintre la copiait, se déroulait un grand office nocturne deux fois par semaine, et le peintre œuvrait à jeun ne mangeant que les samedis et dimanches».
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Vierge Portaïtissa, icône portative, Monastère Ivírôn, au Mont Athos.
14. Pavel Alexandrovitch Florenski (1882-1937), philosophe russe, ordonné prêtre en 1911 et scientifique aux vastes connaissances, nommé le Léonard de Vinci russe. Persécuté et emprisonné par le régime soviétique sous l’accusation d’obscurantisme et de réaction, il est décédé dans un goulag.
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15. Il s’agit de textes destinés à l’usage des illustrateurs et pour cette raison, remplis d’instructions d’ordre technique sur la composition des couleurs tout comme sur la description des principaux éléments décoratifs. Dans la même catégorie de textes, il faut mentionner la très célèbre Interprétation de l’art pictural et les sources de cet art, Ἑρμηνεία τῆς ζωγραφικῆς Τέχνης, rédigée par le moine et peintre Denys ou Dionýsios de Fourná en Eurytanie, entre 1728 et 1733, avec la contribution d’un autre moine, Kýrillos Photinós de Chio (mort en 1753). Il a été imprimé et traduit à plusieurs reprises parce qu’au XIXe siècle, sa réputation a été surfaite: on considérait qu’il fournissait les règles fondamentales de la composition et de l’exécution de l’ensemble de la peinture byzantine, et par conséquent, de sa compréhension.
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16. Cet Hymne (dit Acathiste parce qu’on le psalmodie «sans s’asseoir») fut écrit en 626 pour prier la Vierge de défendre Constantinople assiégée par les Avars. NdT.
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*La traduction a été faite par M.-A. Tardy-Kentáka.
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